Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Les risques géoéconomiques du changement climatique

Conflit hydrique, l’exemple du barrage Renaissance

Le changement climatique, le réchauffement de la planète et les pénuries hydriques actées et à venir redonnent aux grands fleuves une valeur stratégique et augmentent le niveau de conflictualité géoéconomique sur les territoires qu’ils traversent.

Le 11 juillet 2023, les autorités éthiopiennes ont annoncé qu’elles avaient effectué le remplissage du barrage Renaissance. Cet édifice, le plus grand d’Afrique, est situé sur un territoire stratégique pour plusieurs pays : l’Éthiopie, le Soudan et l’Égypte, dont l’économie et la survie de sa population dépendent des eaux du Nil. La plus grande réserve d’eau douce d’Afrique est désormais capable de générer près de 5000 mégawatts de production électrique ! L’Éthiopie s’est délibérément placée en situation d’accroissement de puissance et de confrontation. Elle a en effet décidé unilatéralement de construire le barrage au mépris d’un traité signé en 1959 avec ses voisins situés en amont du Nil Bleu, quand bien même ce traité réservait aux Égyptiens le contrôle et l’usufruit de 85 % des eaux. Ces derniers se réservent le doit d’intervenir militairement en cas de remise en cause de leur souveraineté hydrique.

Stress hydrique au Panama et trafic maritime 

La circulation sur le canal de Panama a dû être réduite à l›été 2023 (3). Le cas illustre le risque géoéconomique créé par le dérèglement climatique sur les infrastructures critiques. Or, le canal représente 5 % du commerce maritime mondial, connectant 180 routes maritimes et 1920 ports de 170 pays. La crise hydrique et les retards d’approvisionnement mondiaux occasionnés créent des manques à gagner considérables pour les compagnies maritimes. Les vraquiers qui transportent le gaz et le pétrole liquéfié sont contraints d’acheter le prix du passage aux enchères. Les prix s’envolent. Le changement climatique agit ici selon un enchainement de dérèglements créant une crise systémique. Le déficit de pluie atteint directement le fonctionnement du canal qui dépend d’un lac artificiel. À défaut, la récupération de l’eau des écluses fait entrer de l’eau de mer dans le lac de compensation et entraine sa salinisation, au risque de rendre l’eau impropre pour les populations. Redynamiser l’économie du canal — qui représente jusqu’à 20 % du PIB du Panama — par la construction d’écluses supplémentaires se heurte à la population qui souhaite préserver l’écologie. Le projet de concession à la filiale d’une entreprise canadienne d’un terrain pour y exploiter une mine de cuivre à ciel ouvert risque de créer un nouveau front dans la guerre de l’eau dont le lac artificiel Gatun est l’enjeu.

La bataille des technologies propres et de l’industrie bas carbone

L’indispensable passage à une économie bas carbone accélère le processus de métamorphose des systèmes productifs, des produits et des usages. Les États-Unis, l’Union européenne, ses membres, la Chine engagent des stratégies industrielles et d’innovation offensives. Dans les rapports de force géoéconomiques, l’avantage revient à celui qui détient le pouvoir de l’innovation et le pouvoir de l’industrie, qui conduit la stratégie d’endiguement la plus efficace afin de ralentir, voir bloquer les avancées des adversaires, créer des différentiels de croissance. Concernant la transition climatique, la parade sous le vocable de « dérisquage » se traduit par des stratégies de « découplage » tentées, entre l’Europe et la Chine, entre les États-Unis et la Chine. La très récente publication de « la stratégie Chine » du gouvernement allemand en est la parfaite illustration. L’approche est risquée tant les dépendances sont grandes, en particulier dans les ressources minières — métaux stratégiques — indispensables aux technologies bas-carbone pour l’éolien, les batteries et les véhicules électriques. 

Le président Biden, quant à lui, mobilise le pouvoir de l’industrie et, prétextant lutter contre l’inflation au sortir de la crise du Covid, lance une stratégie industrielle qui déstabilise l’Union européenne et les économies de ses membres. L’Inflation Reduction Act (IRA) est présenté par les Américains dans une perspective irénique. Mais, s’il a pour objet de lutter contre le changement climatique, il a aussi pour finalité la réindustrialisation offensive du pays et la création des nouveaux emplois-climat. L’enveloppe budgétaire s’élève à 390 milliards de dollars, essentiellement sous forme de crédits d’impôts et de subventions. Elle comporte l’obligation de production locale et/ou de contenu local des biens utilisés dans leur production. En 2029, 100 % des composants rentrant dans la fabrication des batteries devront être fabriqués ou assemblés aux États-Unis, au Mexique ou au Canada. La loi, à travers ces dispositions, instaure une dynamique d’attractivité des investissements et donc des savoir-faire étrangers au bénéfice de l’économie américaine. La chasse aux savoir-faire et aux talents nécessaires à l’économie américaine est clairement inscrite dans les rapports sur la sécurité nationale américaine depuis le président Trump. Face à l’offensive, l’Union européenne, sous contrainte, riposte et opère une révolution stratégique copernicienne en « militarisant » progressivement sa stratégie : Green Deal, nouvelle politique industrielle, Net Zero Industry Act, doctrine de sécurité économique avec dérogation aux règles de concurrence et sécurisation des besoins en métaux rares (Critical Material Act).

À propos de l'auteur

Philippe Clerc

Conseiller expert pour les études et la prospective (CCI France), président de l’Académie de l’intelligence économique et président de l’Association internationale francophone d’intelligence économique.

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