S’agissant du facteur humain, il est clair qu’il restera déterminant. Pourquoi ? Tout simplement parce que les progrès technologiques ont une tendance implacable à s’annuler mutuellement en vertu du principe de réciprocité. L’Ukraine en donne un bon exemple : la parade au moyen X est trouvée par un moyen Y en quelques semaines. Drone TB2 ukrainien versus défense sol-air russe, drones tactiques versus brouillage des liaisons de données, USV kamikazes versus UAV en mode FPV, brouilleurs versus frappes anti-brouilleurs, etc. Dans ce contexte de neutralisation permanente, au-delà de la capacité de mobilisation industrielle (qui reste un puissant facteur pour emporter la décision au niveau stratégique), l’avantage tactique réside dans la qualité des équipages. Cette qualité est le fruit de la formation, de l’entraînement et de l’expérience, le tout venant s’insérer dans un système de commandement qui favorise l’initiative. C’est tout l’intérêt de mettre plus de machines sur le champ de bataille : il faut préserver la précieuse ressource humaine, longue à générer. Les Ukrainiens, en infériorité démographique, l’ont bien compris. En dernier lieu, il me semble que l’avantage comparatif majeur dans le domaine humain sera de plus en plus l’esprit critique, pour entretenir un rapport sain à l’exploitation de l’information mise à disposition des équipages dans l’âge de la robotique. Cet esprit critique sera un antidote puissant contre les tentatives de débordement adverses.
Vous avez une expérience opérationnelle de premier plan sur le porte-avions… dont le « plan de charge » est particulièrement impressionnant. En tant qu’officier, quelle est votre expérience opérationnelle la plus marquante ?
Question difficile ! Pour un marin, les expériences les plus marquantes ne sont parfois pas « opérationnelles », mais plutôt « maritimes ». En l’occurrence, sur le plan maritime, mon expérience la plus marquante est d’avoir traversé deux océans à la tête du patrouilleur La Tapageuse entre Papeete et Brest en 2012… seul avec mes trente marins et loin de tout (12). En revanche, s’agissant d’opérations navales, mon expérience la plus marquante est sans doute mon baptême du feu à bord de la frégate de défense aérienne Forbin en 2011 au large des côtes libyennes lors de l’opération « Harmattan ». J’étais officier de quart opérations lors d’un raid de renseignement près des côtes, de nuit, lorsque nous nous sommes fait « encadrer » par les tirs de roquettes d’une batterie côtière. Cette expérience a été vécue par de nombreux bâtiments par la suite, mais nous étions parmi les premiers.
Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 5 janvier 2024.
* L’auteur s’exprime à titre personnel.
Notes
(1) Thibault Lavernhe, « Le retour du combat naval et le problème de l’engagement en premier », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 67, août-septembre 2019.
(2) Talbot Manvel, « Bigger is better », Proceedings, vol. 146/9, no 1411, septembre 2020.
(3) Michael Dahm, « Lessons from the Changing Geometry of PLA Navy Carrier Ops », Proceedings, vol. 149/1, no 1439, janvier 2023.
(4) Cet aspect est développé plus avant dans Thibault Lavernhe, « Puissance aéronavale et puissance aérienne depuis la fin de la guerre froide », Revue Historique des Armées, no 301, 4e trimestre 2020.
(5) Voir un panorama actualisé de la menace dans Philippe Langloit, « Rythme de croisière pour l’armement hypersonique », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 93, décembre 2023-janvier 2024.
(6) Lewis Page, « No, Chinese hypersonic missiles have not made US aircraft carriers obsolete », Telegraph.co.uk, 25 mai 2023.
(7) C. Tracy et D. Wright, « The Physics and Hype of Hypersonic Weapons », www.scientificamerican.com, août 2021.
(8) Thibault Lavernhe, « De l’inconvénient d’être fixe, et de l’avantage d’être mobile », Le Marin, 13 novembre 2023.
(9) La Chine possède deux et bientôt trois porte-avions opérationnels, et vise à terme un format à six. L’Inde possède deux porte-avions et vise un format à trois.
(10) Les dimensions du bassin de Brest ont limité la largeur et la longueur du porte-avions.
(11) Je recommande sur ce sujet Paul Scharre, Four Battlegrounds – Power in the Age of Artificial Intelligence, Norton, New York, 2023.
(12) J’ai raconté ce voyage dans « La Tapageuse, Na temoana, le dernier périple », Revue Prytanéenne, no 277, 2012.
Vaincre en mer au XXIe siècle. La tactique au cinquième âge du combat naval
Thibault LAVERNHE et François-Olivier CORMAN
Équateurs, Paris, 2023, 636 p.
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Le groupe aéronaval depuis la fin de la guerre froide (1990-2016)
Thibault LAVERNHE
Ardhan, Paris, 2022, 2 013 p.
Légende de la photo en première page : Le Harry S. Truman, le Cavour et le Charles de Gaulle en mer Ionienne, le 17 mars 2022. À ce moment, deux groupes de croiseurs russes sont « marqués » en Méditerranée. (© US Navy)