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« Les progrès technologiques ont une tendance implacable à s’annuler mutuellement »

Une fois intégré dans un groupe aéronaval, le porte-­avions est un « couteau suisse » des opérations en mer ; mais le nombre de savoir-­faire nécessaires pour opérer ce groupe est incroyablement élevé. Quels sont les facteurs techniques, mais aussi stratégiques les plus importants pour faire du groupe aéronaval la « pointe de diamant » qu’il est ?

Thibault Lavernhe. Le premier facteur technique duquel un groupe aéronaval (GAN) tire son efficacité militaire est la « liaison des armes ». Théorisée par Raoul Castex (1878-1968), cette notion désigne l’aptitude à combiner plusieurs procédés de guerre navale, de manière coordonnée et synchronisée, pour en démultiplier la performance. Cette aptitude n’est certes pas le propre d’un GAN, mais, en regroupant sous un commandement tactique unifié des capacités aussi variées et complémentaires qu’un porte-­avions, des flottilles de chasse et de guet aérien, des frégates spécialisées capables de lutter contre des menaces très diverses et de frapper contre la terre, des sous-­marins nucléaires d’attaque (SNA), des ravitailleurs de force navale et des avions de patrouille maritime, la « liaison des armes » est ici particulièrement féconde. Dit autrement : dans un GAN, les capacités ne s’additionnent pas, elles se multiplient. Les Américains l’ont compris dès 1942 en mettant sur pied leurs premières task forces organisées autour de porte-­avions d’attaque.

Le second facteur technique, parfois oublié, mais qu’il convient de rappeler, est la force de frappe offensive nette d’un GAN : un porte-­avions de classe Nimitz est capable de délivrer en 30 jours de frappes aériennes l’équivalent (en charge militaire) de 5 000 missiles de croisière Tomahawk. Le Charles de Gaulle a quant à lui « en soute » plusieurs centaines de tonnes de munitions, correspondant à ce qu’il a délivré pendant toute l’opération « Harmattan » en Libye en 2011. Historiquement, c’est d’ailleurs pour cette raison que les porte-­avions, pourtant bien plus vulnérables que les cuirassés, ont surclassé ces derniers : par la puissance de feu qu’ils concentrent, ils sont capables d’infliger des « coups » sans commune mesure.

Un autre facteur d’où un GAN tire sa force est son allonge, tant dans le domaine de l’éclairage que dans celui de la frappe. En agrégeant la contribution de nombreux senseurs reliés entre eux par des liaisons de données et en opérant à la confluence des milieux et des champs, un GAN est capable d’entretenir une image tactique « à fin d’action » sur une profondeur appréciable. Cet atout sert pour se défendre, mais surtout pour délivrer une frappe au plus tôt : aujourd’hui comme hier, le porte-­avions et ses avions permettent de satisfaire au grand principe du combat naval qu’est l’engagement effectif et décisif en premier (1). Autre facteur technique essentiel : la « taille » (2) importante d’un porte-­avions d’attaque (relativement aux autres navires de surface), qui permet non seulement d’augmenter sa « survivabilité » en cas de frappe ou de sinistre, mais aussi de le faire évoluer dans le temps en y intégrant des nouveautés (drones, radars, missiles, etc.) gourmandes en place et en énergie.

Dernier critère technique, qui relève plus du savoir-­faire : l’aptitude à opérer en blue water, c’est-à‑dire à catapulter et à récupérer des avions sans terrain de dégagement. Ce dernier critère, qui suppose une grande aisance aéronautique et un excellent niveau d’entraînement, permet de passer d’un GAN « littoral » à un GAN « océanique ». Ce n’est pas donné à tout le monde, mais les Chinois s’y dirigent (3).

Sur le plan stratégique (4), la grande force d’un GAN est d’offrir l’accès par la mer, milieu global, en s’affranchissant des contraintes de l’accès par la terre, milieu segmenté par les obstacles et les souverainetés. Cet avantage est exploité depuis plusieurs siècles par les forces navales, mais le GAN se distingue par sa capacité à restaurer par la force – et pour un temps – un accès qui serait contesté, puis à exploiter cet accès pour projeter de la puissance vers la terre. Cet avantage stratégique de l’accès offre dès lors des options politiques : c’est le sens du slogan « Where are the carriers ?  » que l’on prête aux présidents américains. Le second facteur stratégique qui caractérise le GAN est sa polyvalence. Vous parlez d’un « couteau suisse » en évoquant le porte-­avions, ce qui est révélateur. Cette polyvalence pourrait s’illustrer en dressant une longue liste des missions auxquelles contribue le GAN, depuis la dissuasion nucléaire jusqu’au renseignement… mais on peut en réalité résumer cette polyvalence à deux pôles principaux : la projection de puissance vers la terre d’un côté, et le Sea Control de l’autre.

Quand vous pouvez réaliser ces deux grandes familles de missions avec un GAN, vous arrivez à la conclusion des Américains après la guerre froide, qui ferment alors plus de la moitié de leurs bases aériennes à l’étranger, mais conservent un format à 12 carrier strike groups. À ces facteurs s’ajoutent la mobilité stratégique et tactique d’un GAN et ses effets induits : moindre vulnérabilité, capacité à s’adapter aux conditions météorologiques, ubiquité, capacité de bascule intrathéâtre pour concentrer les efforts au bon endroit, flexibilité pour honorer plusieurs « contrats » avec plusieurs « clients » opérationnels, etc. Je termine avec un facteur majeur qu’est l’autonomie d’un GAN. Pour tirer tout l’avantage du concept, il est en effet nécessaire que les acteurs d’un GAN, à commencer par son porte-­avions et ses avions, soient capables de tenir longtemps en mer pour y opérer. L’histoire des task forces de porte-­avions montre à quel point les marines occidentales ont cherché à maximiser l’autonomie de leurs GAN (propulsion nucléaire, ravitaillement entre chasseurs, capacités de maintenance embarquées, etc.).

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