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7 octobre 2023 : effondrement d’un modèle opérationnel

Il en va des modèles opérationnels, soit la manière d’organiser et d’utiliser ses forces afin d’atteindre un objectif stratégique, comme des paradigmes scientifiques. Ils durent tant qu’ils parviennent à résoudre les problèmes rencontrés, mais ils doivent être changés lorsqu’ils ne parviennent pas à en surmonter un seul important. D’un point de vue militaire, l’attaque du 7 octobre 2023 en Israël apparaît comme une énorme et horrible anomalie qui met sérieusement à mal le paradigme de défense israélien en vigueur depuis plus de vingt ans.

Une différence majeure entre paradigmes scientifiques et paradigmes opérationnels est que l’univers dans lequel on pense les stratégies nationales n’est pas fixe, mais changeant et souvent changeant brutalement, dans tous les sens du terme. Il y a un temps où le modèle en vigueur résout des problèmes et se renforce même en les résolvant, à la manière d’Urbain Le Verrier utilisant la physique newtonienne pour résoudre le problème de l’orbite étrange de la planète Uranus par la découverte de Neptune. Il y a ensuite le temps du remplacement lorsque l’on ne parvient pas à résoudre le problème rencontré, comme celui du mouvement de la planète Mercure, que personne ne parvient cette fois à comprendre avec les équations de Newton. Une difficulté majeure est que l’on ne sait généralement pas sur le moment de quelle nature est le problème rencontré.

Le modèle de la mise à distance

Le modèle opérationnel en vigueur en Israël depuis le début du siècle est celui du maintien à distance des menaces les plus probables grâce à un bouclier aéroterrestre construit progressivement. Ce bouclier est constitué d’une barrière de surveillance le long de la frontière et d’une défense aérienne multicouche très dense. Seule la Cisjordanie, jugée stratégique, fait l’objet d’une présence militaire physique doublant le réseau des colonies de peuplement. Pour le reste, le Sud-Liban et la bande de Gaza, jugés bourbiers inutiles, sont évacués militairement en 2000 et en 2005, avec cet inconvénient accepté que ces deux espaces sont alors occupés respectivement par le Hezbollah et par le Hamas et constituent de véritables proto – États. Le bouclier israélien est doublé d’une épée, à base de raids terrestres et surtout de frappes aériennes, destinée à porter des coups suffisamment forts à l’ennemi pour le neutraliser pendant quelque temps, tout en espérant que, par dissuasion cumulative, il finisse même par renoncer définitivement à porter des attaques.

On assiste ainsi pendant plus de vingt ans à une confrontation sous le seuil de la guerre ouverte entre Israël et l’Iran et entre Israël et la Syrie, et à une série de petites guerres avec le Hezbollah en 2006 et surtout le Hamas de 2006 à 2021. Ces guerres ont toutes la même forme. Les organisations armées tentent de frapper Israël par des tirs de projectiles divers et par des coups de main s’efforçant de percer ou contourner. Tsahal (1), l’armée israélienne, pare ces coups par le réseau de surveillance et de défense des abords ainsi que par la défense civile et le système antiprojectiles Dôme de fer mis en œuvre à partir de 2012. Dans le même temps, l’aviation israélienne lance systématiquement de puissantes campagnes de bombardement, tandis que l’armée de Terre tente parfois des incursions de plus ou moins grande ampleur sur le territoire ennemi.

On assiste ainsi à une série d’affrontements asymétriques tellement routiniers que l’armée israélienne parle de « tondre le gazon régulièrement ». Cela a plutôt mal fonctionné contre le Hezbollah à l’été 2006, lorsque Tsahal a perdu 119 soldats sans parvenir à détruire significativement l’armée ennemie ni à empêcher 4 000 roquettes du Hezbollah de tuer 44 civils dans le nord d’Israël, mais c’est un cas unique. Les pertes du Hezbollah, plus de 600 combattants, et les ravages au Liban, avec notamment plus de 1 100 civils tués par les Israéliens, ont par ailleurs été tels qu’ils ont sans doute effectivement dissuadé l’organisation libanaise d’attaquer de nouveau.

Cela a beaucoup mieux réussi, semble-t‑il, contre le Hamas : pendant quinze ans, de 2006 à 2021, les attaques de l’organisation contre le territoire israélien par le ciel et le sol ont été parées, faisant finalement assez peu de victimes (environ 30 civils tués par les roquettes et obus et moins de 90 soldats tués). Il est même possible qu’en réduisant épisodiquement la vie de la société israélienne, et notamment son trafic routier, ces petites guerres – 2006, 2008, 2012, 2014, 2021 – aient eu pour conséquence de réduire la mortalité globale en Israël. L’erreur a été de croire que cela fonctionnerait toujours.

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