Magazine DSI

Penser la stratégie. Stratégie et « partage » nucléaire

Il aura suffi de quelques mots. À la suite d’une intervention du président français Emmanuel Macron à Stockholm, le 30 janvier 2024, une information fracassante enflamme les réseaux et le monde politique français. « La France, aurait déclaré le chef des armées devant ses hôtes, a la responsabilité de mettre sa capacité de dissuasion nucléaire à la disposition de l’Europe. » Le choc est réel, les réactions immédiates. Sauf que – Traduttore, traditore – la citation en question est fausse.

Assez vite, l’Élysée entend éteindre l’incendie en rappelant que les fondamentaux de la doctrine française n’ont pas changé et qu’en l’espèce, la référence reste le discours présidentiel prononcé en février 2020 devant l’École de guerre, à Paris. Que contenait au juste cette intervention à propos d’une dimension européenne éventuelle de la dissuasion nucléaire française ? Ceci : « […] je souhaite que se développe un dialogue stratégique avec nos partenaires européens qui y sont prêts sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans notre sécurité collective. Les partenaires européens qui souhaitent s’engager sur cette voie pourront être associés aux exercices des forces françaises de dissuasion. Ce dialogue stratégique et ces échanges participeront naturellement au développement d’une véritable culture stratégique entre Européens. »

Si les mots ont un sens, il s’agissait donc d’échanger avec les partenaires européens (ceux qui y seraient « prêts  » et qui le « souhaite[rai]ent  », ce qui fait beaucoup), afin qu’ils se familiarisent davantage avec le rôle que joue la dissuasion nucléaire française dans l’architecture de sécurité et de défense du continent européen. Mieux connaître pour mieux reconnaître, en somme. En filigrane, et au-delà du rappel des implications de la déclaration d’Ottawa de 1974, l’intention française est la même depuis longtemps : suggérer que l’Union peut et doit devenir à terme un acteur politico – stratégique autonome. Dans cette optique pédagogique, le nucléaire français est moins une capacité en soi qu’une parabole capacitaire. Loin du partage nucléaire, la consolidation d’une culture stratégique commune éclaire aussi la nécessité d’une dissuasion conventionnelle épaulant la dissuasion nucléaire. Pour les Européens, semble suggérer Paris, l’urgence n’est pas de fragiliser encore plus les équilibres du TNP, mais de financer massivement la conception, le développement, et l’achat de matériels de défense européens, produits nationalement ou en coopération, de préférence à l’acquisition compulsive de matériels américains ou israéliens.

Puisque l’Élysée a démenti toute révolution en la matière, comment expliquer que, depuis l’incident de Stockholm, le débat ne faiblisse pas, en France comme en Europe ? Parce que le contexte stratégique de 2024 n’a rien à voir avec celui de 2020. L’Ukraine force chaque nation européenne à réviser ses certitudes concernant l’avenir des équilibres stratégiques sur le continent. Pour certains analystes, ce contexte doit conduire Paris à évoluer concrètement, en allant beaucoup plus loin que la simple consolidation d’une « culture dissuasive » commune. Leur idée : partager l’effet dissuasif des armes nucléaires françaises, en allant jusqu’à stationner certaines d’entre elles sur le territoire des membres de l’UE les plus directement exposés au risque stratégique russe. Pourquoi d’ailleurs, martèlent les plus iconoclastes, ne pas franchir le pas d’un partage de l’usage éventuel de celles-ci, en le faisant dépendre de l’accord des deux partenaires concernés (notion de « double clé »), au cas où la dissuasion échouerait ? Après tout, argumentent-ils, l’OTAN est une alliance nucléaire, qui donne déjà l’exemple de ce « partage » (le « nuclear sharing  ») jusqu’ici repoussé par Paris.

Deux éléments, l’un de nature tactico – opérative, l’autre politico – stratégique, viennent en apparence donner un écho à leurs propositions. D’une part, le samedi 17 février 2024, l’armée ukrainienne, épuisée, a dû abandonner Avdiivka, conquise par les Russes. D’autre part, et plus structurellement, la victoire d’un candidat néo – isolationniste à la présidentielle américaine de 2024 n’est désormais plus à écarter. Un front ébranlé, une alliance fragilisée : les Européens les moins convaincus par la PSDC, comme les Polonais, après avoir passé des années à traiter par le mépris le concept français d’autonomie stratégique, découvrent tout à coup qu’ils sont 1absolument dépendants d’une puissance extérieure au continent européen, qui 2o est de plus en plus divisée par des polarisations culturelles gravissimes, et 3dont les orientations de politique étrangère peuvent changer radicalement tous les quatre ans. L’occasion n’est – elle pas tentante, pour Paris, de consolider le « pilier européen » de la défense collective continentale, « par le haut » cette fois-ci ?

0
Votre panier