À la fin de la guerre de Cinquante Ans (la « guerre froide » historique), la dislocation de l’URSS et la rupture des équilibres nordiques ont réduit l’ouverture russe sur la mer Baltique à deux étroites « fenêtres » : Saint-Pétersbourg, au fond du golfe de Finlande, et l’enclave de Kaliningrad (l’ancienne Königsberg). L’entrée de la Finlande et de la Suède dans l’Alliance atlantique semble faire de la Baltique une « mer otanienne ». Pourtant, les tactiques russes dites de guerre hybride témoignent des ambitions de Moscou dans la région.
Située entre la péninsule Scandinave, la Fenno-Scandie et la plaine germano-polonaise, la Baltique est une mer quasi fermée, d’une superficie de 450 000 km². Les détroits danois (l’Øresund, le Petit-Belt et le Grand-Belt) commandent le passage avec la mer du Nord, reliant la Baltique à l’Atlantique Nord. Espace de confrontation entre l’Occident et la Russie, c’est à tort que la mer Baltique fut qualifiée de « Méditerranée du Nord ». De fait, le géographe Yves Lacoste désigne comme « méditerranées » des étendues maritimes d’environ 4 000 km de longueur, à l’instar de la mer Méditerranée, de l’ensemble golfe du Mexique/mer des Caraïbes (la « Méditerranée américaine »), et de la mer de Chine (la « Méditerranée asiatique »). La mer Baltique est plus réduite : elle s’étend sur 1 500 km, et sa surface est six fois inférieure à celle de la mer Méditerranée. Surtout, l’expression de « Méditerranée du Nord » fonctionne comme métaphore de paix et de prospérité, ce qui n’a guère à voir avec la situation en mer Baltique et les perspectives géopolitiques de la région.
La Baltique : une mer européenne ?
Au cours de la guerre de Cinquante Ans, la mer Baltique était régie par les « équilibres nordiques » : elle était partagée entre l’URSS et ses satellites (Pologne, RDA), les riverains membres de l’OTAN (RFA, Danemark) et les États neutres (Suède, Finlande). L’OTAN contrôlait les détroits danois et, face à la flotte soviétique de la Baltique, rattachée à Kaliningrad (ex-Königsberg), assurait une assez forte présence navale. Depuis, la dislocation de l’URSS a bouleversé la configuration géopolitique. La Russie ne dispose plus que de deux étroites fenêtres sur la mer Baltique : Saint-Pétersbourg et l’enclave de Kaliningrad, entre Lituanie et Pologne. La plupart des pays riverains, dont les États baltes indépendants, entrent dans l’Union européenne (UE) et dans l’OTAN (1). La Baltique semble redevenir une mer européenne. Pour développer la coopération entre riverains de la Baltique, un Conseil des États de la mer Baltique est instauré (1992) qui inclut la Russie. Bien que non riveraine, la Norvège en est membre, et la Commission européenne y est représentée (les États-Unis et plusieurs pays européens non riverains obtiennent un statut d’observateur). Certains des riverains de la Baltique participent également à des structures de coopération plus ou moins larges : le Conseil nordique, le Conseil euro-arctique de la mer de Barents et le Conseil arctique.
Une politique révisionniste russe
Malgré ce réseau d’organisations, l’extension de la coopération régionale à la Russie échoue ; enjeux énergétiques, questions écologiques et litiges géopolitiques retentissent les uns sur les autres. Surtout, la politique révisionniste russe inquiète les pays de la région qui recherchent les garanties de sécurité fournies par l’OTAN et, dans une moindre mesure, par l’UE. Outre les provocations aux frontières maritimes et aériennes des États de la région, le thème poutinien de la défense du « monde russe » donne du relief à la question géopolitique des minorités russophones d’Estonie et de Lettonie. Aussi, la guerre russe contre la Crimée, déclenchée en février 2014, a-t-elle des répercussions dans la région nordico-baltique. Dans les États baltes comme en Pologne, on redoute la politique poutinienne du fait accompli : saisir un gage territorial et tester la solidité de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Afin d’interdire préventivement une telle action, l’OTAN et ses membres décident, lors du sommet de Newport (4-5 septembre 2014), de consolider par des « mesures de réassurance » leur posture de dissuasion et de défense sur l’isthme Baltique/mer Noire. Par la suite, le sommet de Varsovie (8-9 juillet 2016) renforce la « présence avancée » de l’OTAN dans la région.
De son côté, Moscou entend faire de Kaliningrad une « forteresse » et l’armée russe accroit ses capacités de déni d’accès et d’interdiction de zone (A2/AD : Anti-access/area denial), au moyen de systèmes antiaériens et antimissiles, de chasseurs-bombardiers et de missiles antinavires. L’objectif est de former une « bulle stratégique » aéromaritime qui interdirait la Baltique aux forces de l’OTAN, assurant à la Russie le contrôle des voies de communication. De cette manière, la Baltique deviendrait une « mer russe » (2). Dans un espace ainsi verrouillé, la situation stratégique des États baltes serait compromise. En conséquence, les experts occidentaux examinent divers scénarios dont la possibilité d’un assaut russe sur le « passage de Suwalki », une bande de territoires polono-lituaniens qui relient la Biélorussie à Kaliningrad : les États baltes seraient alors coupés de leurs alliés, le dispositif A2/AD tenant à distance les renforts de ces derniers.
Vers une mer otanienne ?
Le 24 février 2022, la nouvelle agression russe sur l’Ukraine provoque une bifurcation historique dans la région nordico-baltique. Le 18 mai 2022, la Finlande et la Suède renoncent à leur statut de « non allié » et, ne cédant rien aux menaces russes, posent leur candidature à l’OTAN (3). Si la Turquie et la Hongrie font un temps obstacle, ces deux pays rejoignent l’OTAN (2024). Désormais, tous les pays nordico-baltiques appartiennent à la même alliance politico-militaire, ce qui bouleverse les équilibres régionaux. Plus que jamais, la région de Saint-Pétersbourg (avec les ports de Vyborg et d’Oust-Louga), au fond du golfe de Finlande, est comparable à une « fenêtre » sur la Baltique, à laquelle il faut ajouter par l’enclave de Kaliningrad. Quant aux États baltes, la Suède et la Finlande leur confèrent une profondeur stratégique nouvelle. Soulignons à ce propos l’importance stratégique du port de Göteborg pour le soutien aux États baltes et à la Finlande, celle de l’ile de Gotland au centre de la Baltique, et de l’ile de Bornholm pour la protection des détroits danois.