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Économie russe : des succès inattendus, des risques élevés

Début 2022, les principaux responsables et analystes occidentaux prévoyaient un « effondrement de l’économie russe » sous l’effet de sanctions économiques et financières sans précédent. Deux ans après, la résilience de l’économie russe continue de surprendre.

Si la Russie est bien entrée en récession en 2022, la baisse du PIB a été somme toute modérée (2,1 %). Devant la résilience inattendue de l’économie russe, les Occidentaux ont multiplié les trains de sanctions qui touchent désormais pratiquement tous les secteurs de l’économie. Pourtant, l’année 2023 a été celle du retour d’une forte croissance économique en Russie avec une hausse du PIB à hauteur de 3,6 %. Ce rebond inattendu s’est poursuivi en 2024, le FMI prévoyant une croissance d’environ 3,2 % sur l’année. La Russie connait donc une croissance économique supérieure à celle des pays occidentaux pour la deuxième année consécutive. Ces performances ont conduit la Banque mondiale à classer l’économie russe au quatrième rang mondial (juste devant le Japon) selon le PIB calculé en parité de pouvoir d’achat (PPP) et à inclure la Russie dans le groupe des pays à revenus élevés (composé majoritairement des pays occidentaux) pour la première fois depuis dix ans. Comment comprendre ces performances inattendues et à première vue paradoxales de l’économie russe ? Quels en sont les principaux facteurs explicatifs ? Comment l’économie russe continue de s’adapter au durcissement continuel des sanctions occidentales et quelles sont ses fragilités qui pourraient remettre en cause le dynamisme actuel ?

Keynésianisme militaire

Le premier élément d’explication de la bonne tenue de l’économie russe est la forte augmentation des dépenses budgétaires depuis le début de la guerre en Ukraine à hauteur de 20 % en trois ans. Cet effort budgétaire a été rendu possible par les fondamentaux très sains sur lesquels se basait l’État russe au début du conflit : l’un des endettements publics les plus faibles au monde (à environ 15 % du PIB), d’importantes réserves financières et un niveau de prélèvements obligatoires modéré (à environ un tiers du PIB). D’une certaine façon, la croissance économique russe actuelle est en partie liée à un phénomène de rattrapage après des années de rigueur qui avaient conduit le gouvernement russe à geler une partie des capitaux générés par l’économie russe durant les années 2010.

Même si elle avait en réalité débuté lors de la pandémie de Covid-19, la nouvelle politique économique du gouvernement russe consistant à augmenter la dépense publique pourrait être qualifiée de keynésianisme militaire, une partie importante du stimulus budgétaire de ces dernières années étant liée à l’effort de guerre. Les dépenses militaires se sont portées dans deux directions principales : les commandes à l’industrie de défense et le financement des troupes engagées en Ukraine. En effet, afin d’assurer le recrutement des quelque 600 000 soldats qui combattent en Ukraine (dont la moitié sont mobilisés), les autorités russes ont consenti à des conditions financières très avantageuses (salaires, primes et avantages sociaux). Or, les forces armées russes recrutant principalement au sein des couches sociales défavorisées, cet afflux de liquidités dans des milieux et des territoires vivant habituellement dans des formes de survie semi-autarcique stimule la consommation des ménages et la construction. Dans un contexte de plein emploi, les revenus réels ont progressé de 4,8 % en 2023, ce qui a permis la baisse du taux de pauvreté à l’un des niveaux les plus faibles observés depuis la chute de l’URSS.

Quant aux commandes massives d’armements, elles ont conduit à une forte croissance de la production industrielle, certaines usines du complexe militaro-industriel (CMI) fonctionnant en trois-huit, tandis que des entreprises du secteur de la défense ouvrent de nouveaux sites de production (de drones, de missiles antichars, de missiles de croisière, etc.). Selon Vladimir Poutine, le CMI aurait créé 520 000 nouveaux emplois depuis le début du conflit (1). Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de constater que c’est le secteur qui subit en principe les sanctions occidentales les plus sévères qui tire l’économie russe vers le haut. De ce point de vue, les sanctions sont un échec patent reconnu désormais par l’un de ses principaux architectes, le secrétaire d’État américain Antony Blinken : « Il est vrai que les Russes ont trouvé des solutions de contournement, et en particulier dans leurs relations avec la Corée du Nord, avec l›Iran et malheureusement avec la Chine ; ils ont trouvé des moyens de maintenir leur base industrielle de défense en fonctionnement afin de pouvoir poursuivre l’agression contre l’Ukraine (2). »

Cet échec est lié à plusieurs facteurs : d’une part, les Occidentaux se sont révélés incapables jusqu’à présent de perturber durablement les circuits d’approvisionnement des composants nécessaires à l’industrie de défense russe. D’autre part, le CMI russe s’est avéré plus performant que prévu notamment pour produire des armements en grande quantité dans le cadre d’une guerre d’attrition. C’est ainsi que la Russie produirait plus d’obus que l’ensemble des pays occidentaux réunis. À cet égard, le maintien des capacités de production excédentaires, qui avait longtemps été interprété comme un manque de rationalisation de l’outil industriel, joue désormais un rôle majeur dans la capacité russe à augmenter fortement la production d’armements. La mobilisation de l’industrie de défense a un effet d’entrainement sur le reste de l’économie, dynamisant des secteurs tels que la métallurgie, l’électronique ou les transports. Faut-il pourtant parler d’économie de guerre ? Les dépenses militaires sont officiellement passées de 3 % à plus de 6 % du PIB et représentent désormais près du tiers du budget fédéral russe. De plus, elles sont sans doute sous-estimées car un certain nombre de dépenses sont réparties sur d’autres postes budgétaires, parfois tenus secrets. Néanmoins, la Russie n’est pas réellement entrée en économie de guerre et ceci pour deux raisons : d’une part, avec des dépenses militaires représentant moins de 10 % du PIB, elle est loin des plus de 40 % du PIB observés lors de la Seconde Guerre mondiale dans le cas des États-Unis ; d’autre part, l’État continue d’honorer l’ensemble de ses obligations tandis que les industries civiles n’ont pas été mobilisées et que plusieurs secteurs continuent de croitre indépendamment de l’effort de guerre. En réalité, alors que de nombreux analystes occidentaux insistent désormais sur la militarisation de l’économie russe, la production d’armements est loin d’être le seul facteur explicatif de la croissance économique. Pour 2023, la Banque mondiale souligne que « la croissance était également tirée par un rebond des échanges (+6,8 %), du secteur financier (+8,7 %) et de la construction (+6,6 %) » (3).

À propos de l'auteur

David Teurtrie

Maitre de conférences à l’Institut catholique de Vendée, chercheur associé à l’Inalco et auteur de Russie : le retour de la puissance (Dunod, 2024), récompensé par le prix Albert Thibaudet de l’Académie des sciences morales et politiques.

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