Les risques d’une économie en surchauffe
Cependant, ces succès ne doivent pas cacher d’importantes faiblesses. D’une part, le plein emploi, qui est en partie lié à une démographie défavorable (population active en baisse), est désormais synonyme de pénuries de main-d’œuvre dans de nombreux secteurs, notamment dans l’industrie. Il s’ensuit une croissance rapide des salaires qui, si elle est favorable au pouvoir d’achat, pose problème dans la mesure où l’amélioration de la productivité ne suit pas au même rythme et qu’elle alimente l’inflation. Cette dernière est plus largement générée par l’ampleur du stimulus budgétaire mais aussi par les problèmes logistiques créés par les sanctions qui renchérissent une partie des importations. L’inflation est d’ailleurs le principal point noir du tableau économique russe, ce qui a incité la Banque centrale russe à augmenter régulièrement le loyer de l’argent depuis la mi-2023. Avec un taux directeur à 16 % et une inflation annuelle à environ 8 %, les taux réels sont particulièrement élevés, ce qui ne peut que peser négativement sur de nombreux secteurs de l’économie qui n’ont pas accès aux financements étatiques.
En effet, l’importance de la commande publique associée à des taux réels élevés favorise les grands groupes industriels et financiers, les entreprises petites et moyennes ayant beaucoup plus de mal à gagner des marchés publics et à obtenir des prêts bancaires à des taux raisonnables. Cette situation renforce une tendance russe ancienne à l’atrophie des PME-PMI et aux risques liés à des situations de monopole dans de nombreux secteurs de l’économie. Les autorités russes y voient pourtant une possibilité de développement économique selon un modèle asiatique : Andreï Belooussov, le nouveau ministre de la Défense, économiste de son État, parle de chaebolisation de l’économie russe : pour lui, la constitution de conglomérats industriels et financiers suffisamment solides et diversifiés pourrait contribuer à œuvrer à la modernisation technologique que les autorités appellent de leurs vœux.
Par ailleurs, la forte augmentation des dépenses budgétaires a été d’abord absorbée par une légère augmentation de la dette tout en ponctionnant les fonds souverains. Mais la poursuite de l’effort de guerre semble devoir passer par une augmentation de la pression fiscale. Une taxe sur les profits exceptionnels des grandes entreprises a été prélevée en 2023 tandis que le Parlement russe a voté en juillet 2024 la mise en place de la progressivité de l’impôt sur le revenu qui revient à augmenter la taxation des revenus des plus riches. Si ces mesures avaient été partiellement initiées avant le conflit, et si elles renvoient par ailleurs à un désir largement partagé au sein de la population russe d’une plus grande justice sociale, elles accroissent également les prélèvements obligatoires au risque de peser à terme sur l’économie.
Enfin, l’accroissement du poids du CMI, dont l’hypertrophie a été perçue comme une des causes de l’effondrement de l’URSS, pose la question de la durabilité du modèle actuel et des distorsions qu’il implique pour l’économie et la société. En cas de poursuite du conflit dans la durée, le risque d’une véritable militarisation de l’économie est réel tandis que la fin des hostilités posera la question de la transition vers un nouveau modèle de croissance.
Conclusion
Au premier semestre 2024, l’économie russe poursuit sur sa lancée avec une croissance de près de 5 % en rythme annuel, et ceci malgré le durcissement des sanctions financières occidentales qui ont perturbé le commerce extérieur avec les principaux partenaires commerciaux du pays, y compris la Chine. Les points forts restent les mêmes : forte croissance de l’industrie manufacturière à plus de 8 %, mais aussi des nouvelles technologies de l’information, du secteur financier et du commerce, ce qui renvoie à une consommation des ménages dynamique sur fond de hausse des salaires réels. De plus, si le déficit budgétaire avait avoisiné les 2 % du PIB en 2023, il a été ramené à 0,5 % au premier semestre 2024, ce qui renvoie à une croissance plus forte que prévu des rentrées fiscales et permet à l’État de conserver un faible endettement malgré l’effort de guerre.
Néanmoins, la pression inflationniste ne diminue pas sur fond de pénuries de main-d’œuvre et de renchérissement des importations. De plus, si l’industrie semble poursuivre sur sa lancée, les services donnent des signes de faiblesse, ce qui pourrait renvoyer aux premiers effets du durcissement de la politique monétaire de la Banque centrale. Par ailleurs, les échanges extérieurs restent sous tension du fait de sanctions secondaires américaines toujours plus strictes, à tel point que même les banques chinoises régionales, jusque-là assez peu sensibles aux menaces de Washington, commencent à restreindre les échanges avec la Russie. Ainsi, s’il est indéniable que l’économie russe a surpris par sa résilience et son dynamisme face aux sanctions, les risques internes et externes restent particulièrement importants sur fond d’incertitudes géopolitiques majeures au-delà même du conflit ukrainien.
Notes
(1) Isabelle Facon, « Quel état de l’industrie d’armement russe ? : le brouillard de la guerre », Défense & Industries, Fondation pour la recherche stratégique, n°18, juin 2024, p. 12-17 (https://www.frstrategie.org/sites/default/files/documents/publications/defense-et-industries/2024/DefenseIndustries-N18juin2024-Isabelle-Facon.pdf).
(2) U.S. Department of State, « Secretary Antony J. Blinken At Aspen Security Forum Fireside Chat Moderated by Mary Louise Kelly of National Public Radio », 19 juillet 2024, (https://digital.areion24.news/v0x).
(3) Eric Metreau, Kathryn Elizabeth Young, Shwetha Grace Eapen, « Nouvelle classification des pays en fonction de leur revenu : 2024-2025 », Banque mondiale blogs, 1er juillet 2024 (https://digital.areion24.news/iqy).
(4) Alaric Nightingale, Julian Lee, Alex Longley, « How Russia Punched an $11 Billion Hole in the West’s Oil Sanctions », Bloomberg, 06 décembre 2023 (https://digital.areion24.news/z1h).
Légende de la photo en première page : Exclue du système de paiement international SWIFT, et afin de contourner les sanctions, la Banque centrale russe a développé un équivalent national : le Système de messagerie financière russe (SPFS). Certains de ses partenaires commerciaux ont rejoint le système alternatif. Selon les données de la Banque centrale russe, le système compte plus de 550 structures venant d’une vingtaine de pays. (© Shutterstock)