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Économie russe : des succès inattendus, des risques élevés

Résilience économique et réorganisation du commerce extérieur

La politique de résilience économique mise en place par les autorités russes depuis 2014 est un autre facteur explicatif de la bonne tenue de l’économie russe. C’est particulièrement le cas dans le secteur financier avec la création d’une structure financière russe autonome : le Système national des cartes de paiement (NSPK) lancé en 2015 garantit le fonctionnement de l’ensemble des cartes délivrées par des banques russes sur le territoire national. De même, le Système de messagerie financière russe (SPFS) créé par la Banque centrale russe est l’équivalent national du système de paiement SWIFT. Ces mesures ont prouvé leur efficacité en mars 2022 lorsque les sanctions ont obligé Visa et Mastercard à « débrancher » l’ensemble des cartes émises en Russie. Le système national a pris immédiatement le relais, permettant aux cartes occidentales délivrées par les banques locales de continuer à fonctionner sans interruption dans le pays. De même, les 10 grandes banques du pays exclues de SWIFT ont poursuivi leurs opérations par l’intermédiaire du SPFS.

Plus largement, la politique dite de substitution des importations, si elle a été critiquée pour ses résultats mitigés dans certains secteurs, n’en a pas moins contribué à mieux préparer la Russie au choc des sanctions. C’est par exemple le cas dans le domaine informatique, qui avait fait l’objet d’une stratégie de remplacement des logiciels occidentaux par des équivalents de conception russe pour toutes les infrastructures critiques, ce qui a permis de faire face aux interdictions d’exportations décrétées par les autorités américaines au début du conflit. Pour les autorités russes, ce qui semblait une nécessité face aux risques de sanctions est devenu un atout majeur en termes d’indépendance stratégique. Ainsi, le fait que la Russie ait été épargnée par la panne informatique mondiale survenue en juillet 2024 prouve à leurs yeux l’efficience de la stratégie de substitution des importations dans le domaine des nouvelles technologies de l’information.

Les sanctions conduisent à une accélération de la substitution des importations et agissent comme une forme de protectionnisme imposé de l’extérieur tandis que le retrait de nombreux acteurs occidentaux a créé de nouvelles opportunités pour les acteurs économiques locaux.

Par ailleurs, la mise en échec des sanctions contre le secteur pétrolier a joué un rôle fondamental pour continuer à alimenter l’économie et le budget de l’État russe en devises. L’embargo décrété par les Occidentaux suivi par la mise en place du plafond pétrolier à 60 dollars le baril n’ont eu que des effets à court terme assez rapidement surmontés par les autorités russes. Pour faire face aux sanctions pétrolières, Moscou a acquis une flotte de tankers d’occasion, réorienté ses exportations vers les BRICS et s’est entendu avec l’Arabie saoudite pour réduire l’offre sur le marché mondial. Résultat, dès septembre 2023, le cours du pétrole russe dépassait largement le plafond occidental puisqu’il s’établissait à plus de 80 dollars le baril. Début décembre 2023, l’agence Bloomberg constatait qu’avec 11 milliards de dollars par mois, les revenus pétroliers de Moscou étaient revenus à leur niveau d’avant-guerre (4).

Le secteur gazier, qui a été beaucoup plus sévèrement touché, autant par les sanctions que par la destruction des gazoducs Nord Stream en septembre 2022, montre également des signes de reprise. Au premier trimestre 2024, la production de gaz a augmenté de 9 % grâce à la hausse continue des exportations vers la Chine mais aussi à une reprise partielle des exportations vers le marché européen. De plus, la Russie a augmenté ses exportations vers l’Asie centrale et le Caucase et signé un accord avec l’Iran pour alimenter les provinces septentrionales du pays. Par ailleurs, la consommation intérieure russe est en hausse, en partie portée par l’industrie chimique. En effet, la baisse des exportations de gaz russe a eu un double effet : renchérir les prix du gaz sur le marché mondial, singulièrement en Europe, et renforcer la compétitivité des industries chimiques russes. C’est ainsi que la Russie a augmenté ses exportations d’engrais vers le marché européen et singulièrement vers la France dont les importations d’engrais russes auraient bondi de 80 % en deux ans. Exporter son gaz sous forme d’engrais permet non seulement à la Russie de continuer à engranger des revenus à l’exportation mais également de monter en gamme en exportant des produits à plus forte valeur ajoutée tout en mettant à mal des producteurs européens handicapés par des prix de l’énergie beaucoup trop élevés. C’est un exemple parmi d’autres de la difficulté pour les Occidentaux d’isoler économiquement la Russie dont le poids réel dans l’économie mondiale et dans de nombreux secteurs stratégiques a été manifestement sous-estimé.

De plus, le refus des pays émergents de s’aligner sur l’Occident sur la question des sanctions a permis à Moscou à la fois de réorienter son commerce extérieur vers l’Asie et plus largement le « Sud global » tout en continuant à s’approvisionner en matériels occidentaux par l’intermédiaire de pays tiers. Les relations commerciales et financières avec les pays voisins de l’espace postsoviétique se sont renforcées, justifiant les efforts consentis auparavant pour maintenir un espace régional d’intégration (Communauté des États indépendants, Union économique eurasiatique). Ces pays servent d’intermédiaires financiers (les Russes y ouvrent des comptes bancaires pour accéder aux systèmes de paiement occidentaux) et commerciaux (réexportations de produits occidentaux vers la Russie). Des pays tels que l’Arménie ou le Kirghizistan importent massivement des productions occidentales qui circulent ensuite relativement librement au sein de l’espace économique commun de l’Union eurasiatique, ce qui rend d’autant plus difficile leur traçabilité. À l’échelle continentale et mondiale, les élargissements de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) et des BRICS permettent à la Russie de promouvoir des mécanismes alternatifs au système financier et commercial occidental dominé par les États-Unis. Le Kremlin, qui préside les BRICS en 2024, a d’ailleurs indiqué qu’un des critères d’adhésion serait le refus des pays candidats d’appliquer les sanctions occidentales. La dédollarisation promue par le Kremlin au sein de ces instances a fait des progrès spectaculaires dans le cas de la Russie sous l’effet des sanctions. La part du rouble dans les exportations russes est passé de 15 % en 2020 à 40 % début 2024 tandis que les « devises de pays inamicaux » (avant tout le dollar et l’euro) ne représentent plus que 20 % du total, le reste étant occupé par les monnaies alternatives (principalement le yuan chinois). De même, la part du dollar et de l’euro dans les importations russes est en baisse régulière et ne représente plus qu’un quart du total.

À propos de l'auteur

David Teurtrie

Maitre de conférences à l’Institut catholique de Vendée, chercheur associé à l’Inalco et auteur de Russie : le retour de la puissance (Dunod, 2024), récompensé par le prix Albert Thibaudet de l’Académie des sciences morales et politiques.

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