Bref, la Baltique, si les Alliés s’en donnent les moyens, sera une « mer otanienne » (4). D’autant que la Russie est accaparée par la guerre en Ukraine : il a fallu que l’armée russe dégarnisse durablement la « forteresse » de Kaliningrad pour redéployer sur le théâtre ukrainien les unités les plus aptes au combat. De même, la flotte russe de la Baltique est-elle affaiblie par les transferts d’unités en mer Noire dans les semaines précédant le lancement de l’« opération spéciale », et ce, alors que la Finlande et la Suède sont de véritables acteurs militaro-industriels dont les positions et les capacités contribuent au bouleversement des rapports de force dans la région nordico-baltique. En l’état des choses, il est difficile d’imaginer que la Russie puisse reconstituer sa supériorité militaire sur le théâtre baltique, ni même rééquilibrer le rapport de force avec l’OTAN : l’intégration militaire de la Biélorussie dans le dispositif militaire russe n’y suffira pas. Il revient donc à l’arme nucléaire russe de compenser le déséquilibre conventionnel.
Il serait pourtant hâtif de spéculer sur la résignation de la Russie, les annonces de Moscou quant à la nucléarisation de Kaliningrad et de la Biélorussie ne visant qu’à occulter le fait que la Baltique serait désormais une « mer otanienne ». De fait, la Russie conduit dans la région une forme de guerre couverte (une « guerre hybride »), contre les pays riverains de la Baltique désormais tous désignés comme ennemis. Cela va des cyberattaques, du ciblage des infrastructures critiques (énergétiques et logistiques) jusqu’au brouillage du signal GPS de radionavigation, utilisé par l’aviation civile, au péril d’un grave accident aérien. Comme l’indique un récent rapport, les services russes dressent la « cartographie des points faibles et des lignes de fracture des pays cibles (5) ». Or, les sites vulnérables ne manquent pas dans une mer qui compte de nombreux gazoducs, parcs éoliens et réseaux de câbles. Moins commenté que la destruction du gazoduc Nord Stream un an plus tôt, l’endommagement du Balticconnector (un gazoduc reliant la Finlande et l’Estonie) et d’un câble de télécommunication, en octobre 2023, illustre le niveau des menaces en mer Baltique. Sachons que la Russie a augmenté les moyens alloués à la GUGI (Direction principale de recherche en eaux profondes) dont les activités sont tenues secrètes (6).
Enfin, le discours géopolitique du pouvoir russe et les revendications dans la région nordico-baltique interdisent de voir dans cette « guerre hybride » une sorte de pis-aller dont l’objectif réel serait de sauver la face. En témoignent les convoitises sur une partie des eaux territoriales finlandaises et estoniennes, entrevues lors de la publication inopinée d’un texte du ministère russe des Affaires étrangères. Outre la volonté d’élargir les « fenêtres » russes sur la Baltique et, au moyen de provocations, de tester la cohésion des membres de l’OTAN, Vladimir Poutine entend réaffirmer son projet « grand-russe » et eurasiatique dans lequel la Baltique n’est qu’une mer adjacente, nécessairement dominée à terme. Estimant que le temps joue en sa faveur, il inscrit son action dans la durée.
Notes
(1) La Suède et la Finlande intègrent l’Union européenne en 1995 mais restent en dehors de l’OTAN. En revanche, elles se joignent dès 1994 au Partenariat pour la paix.
(2) Cependant, la modernisation de la flotte de la Baltique est très en deçà de celle des cinq autres flottes russes.
(3) En guise de représailles, Gazprom a cessé ses livraisons de gaz naturel à la Finlande (21 mai 2022), une semaine après l’arrêt d’exportation de l’électricité vers ce même pays. Par ailleurs, le ministère russe de la Guerre a fait savoir que la Russie ouvrirait 12 nouvelles bases dans le district militaire de l’Ouest. Il reste que l’entrée de la Finlande et de la Suède dans l’OTAN s’inscrit dans une logique profonde. Depuis la signature de Partenariat pour la paix (1994), la coopération militaire a permis de développer l’interopérabilité avec les Alliés. Les deux pays participent aussi à la Coopération militaire nordique, une structure dont les trois autres parties (Danemark, Norvège et Islande) sont membres de l’OTAN. En 2017, la Finlande et la Suède ont rejoint la Joint Expeditionary Force, mise sur pied par Londres avec neuf pays baltes et nordiques.
(4) En somme, la Baltique serait une « mer occidentale ». Si les Allemands, les Danois, les Suédois et les Finlandais nomment la Baltique « mer de l’Est » (Ostsee en allemand), notons que les Estoniens l’appellent « mer de l’Ouest ».
(5) Il s’agit du rapport « Traquer la guerre hybride russe », publié le 27 mai 2024 par des experts des pays de la région nordico-baltique.
(6) Le GUGI dépend du GRU (le renseignement militaire russe). Il dispose d’une flotte de navires capables d’opérer en eaux profondes et de drones sous-marins.
Légende de la phpt en première page : En juin 2023, 50 navires de plus de 20 pays, membres et partenaires de l’OTAN, ont participé à l’exercice « BALTOPS 2023 » en mer Baltique. Les incidents s’y multiplient avec la Russie, qui y déploie une stratégie de guerre hybride : provocation maritime, incident frontalier, projet de loi pour étendre ses eaux territoriales, risque sur la sécurité des infrastructures sous-marines, brouillage du signal GPS… (© OTAN)