L’une des caractéristiques de ces dépenses est la « fièvre acheteuse » dont les pays européens ont été pris depuis 2022. L’OTAN note que les achats d’équipements majeurs ont crû de 16,4 % en 2023 et devraient augmenter de 36,9 % en 2024, alors que les dépenses globales de défense connaissent une augmentation de 9,3 % et 17,9 % pour ces deux années. Le terme de « fièvre acheteuse » est employé à dessein, car ces commandes souvent importantes ne s’inscrivent pas, la plupart du temps, dans un projet de construction d’un outil de défense à long terme. Elles visent à combler des trous capacitaires faute d’avoir su au fil des ans construire des stocks, en particulier d’obus et de munitions ou de missiles de défense aérienne, et identifier des lacunes qui ont été révélées par le conflit en Ukraine, comme les drones ou les munitions rôdeuses.
Le risque est donc que le soufflé retombe aussi rapidement qu’il a gonflé. Compte tenu du délai entre les commandes et les livraisons, les dépenses d’équipement vont continuer à croître dans les prochaines années. Toutefois, le flux de commandes pourrait rapidement se tarir une fois les cibles capacitaires atteintes, conduisant à une contraction des dépenses avant la fin de la décennie. Cette probabilité élevée d’un effort intense, mais de courte durée, explique l’insistance du ministre allemand de la Défense, Boris Pistorius, en faveur d’un changement structurel et non conjoncturel des budgets de défense.
Un rebond, oui, mais durable et efficace ?
Il est indéniable que les dépenses militaires croissent en Europe en réponse à un contexte international dégradé et tendu et qu’elles ont même fait un bond remarquable dans certains pays. Cependant, il est nécessaire de mettre en perspective les évolutions récentes au regard des tendances longues.
L’appel des États-Unis et de certains pays d’Europe orientale à accroître les dépenses militaires ne date pas d’hier. Il s’agit d’une antienne répétée continûment depuis le début du XXIe siècle outre – Atlantique et gravée dans le marbre en 2014 lors du sommet de Newport. Pourtant, pour la grande majorité des membres de l’OTAN, les efforts militaires ont mis un certain temps avant d’augmenter de manière significative. Et pour certains, il a fallu attendre l’entrée des troupes russes en Ukraine pour changer la donne – avec une évolution bien en deçà du changement envisagé.
L’effet de ce changement de trajectoire ne peut être efficace du point de vue militaire qu’à la condition d’être durable. S’agit-il donc réellement d’une nouvelle trajectoire ou d’un sursaut ponctuel ? La question mérite d’être posée sous deux angles. D’une part, les pays européens sont-ils capables de poursuivre l’effort ? D’autre part, le souhaitent-ils véritablement ? Car il faut le reconnaître : une grande partie des pays européens ne se sentent pas directement et immédiatement menacés, ce qui réduit significativement leur motivation à consentir des efforts plus importants pour la défense dans la durée.
Cette absence de perception d’une menace forte se combine avec des contraintes budgétaires, puisque les règles de Maastricht (déficit à 3 % du PIB, dette à 60 % du PIB) sont de nouveau obligatoires pour les États après la période de suspension décidée pendant la crise du coronavirus. La plupart des pays ayant des finances publiques très dégradées, la seule solution pour augmenter les dépenses militaires serait de réduire les autres dépenses publiques, notamment sociales… ce qui apparaît politiquement et socialement inacceptable.
Le cas de l’Allemagne est révélateur. En 2024, les dépenses militaires vont atteindre quelque 71 milliards d’euros, alors qu’elles se montaient à seulement 50 milliards en 2022. Cependant, ce surcroît d’efforts repose principalement sur les crédits provenant du Fonds spécial (2) instauré par Olaf Scholz en 2022 afin de compenser des années de déficit d’investissement dans la défense. Le problème est que 80 % des crédits sont déjà engagés et que ce fonds doit être supprimé en 2027.
De plus, ce mécanisme de financement extrabudgétaire masque la stagnation du budget ordinaire de la Bundeswehr, qui est nettement en dessous de 2 % du PIB. Ce choix de compenser le budget par des ressources extraordinaires reflète les contraintes politiques du gouvernement allemand. Il n’est pas possible d’augmenter les dépenses militaires si cela engendre un déficit public ou si cela nécessite en contrepartie de réduire les autres dépenses fédérales, déjà insuffisantes… Le respect de la règle de l’équilibre des dépenses publiques (schwarze Nulle) prime donc sur l’investissement durable dans
la défense en Allemagne.