Est-ce qu’on peut parler d’une fin de la naïveté européenne vis-à-vis de la Russie ?
Il est vrai que la guerre en Ukraine a mis fin à la naïveté de l’UE vis-à-vis du monde plus globalement. Depuis sa création, l’Europe a voulu croire que la guerre était derrière elle et que c’était une affaire des XIXe et XXe siècles. Les Européens ont sincèrement cru que le commerce et la mondialisation seraient un facteur de paix, que l’interdépendance économique allait tellement imbriquer les pays les uns avec les autres que la guerre en deviendrait obsolète. Ce fut la grande naïveté de la Commission et des institutions européennes. Tout cela s’est effondré et les Européens se sont rendu compte que l’interdépendance économique ne rapproche pas politiquement les États et que certains font passer leurs intérêts de puissance avant leurs intérêts économiques. C’est notamment le cas de Vladimir Poutine qui n’avait aucun intérêt économique à déclencher une guerre avec l’Ukraine. Cette guerre a ouvert les yeux de la plupart des pays européens : il s’agit désormais d’accepter que le monde réel reste un monde conflictuel, de rapports de force, où la géopolitique est aussi importante, si ce n’est plus, que les intérêts économiques.
Lors du Forum mondial Normandie pour la Paix, vous avez expliqué que nous étions coincés entre l’incertitude américaine et la menace russe. En parallèle, le Royaume-Uni a quitté l’UE et la France et l’Allemagne se sont affaiblies. Qui reste-t-il en Europe pour porter la défense du continent ? Quel leader pour la défense européenne ? Est-ce la Pologne qui est depuis le mois d’aout la première armée de l’UE (en termes d’effectifs) ?
Derrière la mobilisation de l’Europe en matière de défense, la force motrice vient du contexte extérieur, à savoir la menace russe et l’incertitude américaine. C’est cela qui pousse les Européens à dépenser plus pour leur défense, à harmoniser leurs industries de défense ou à moderniser leur armement.
Dans ce contexte, la Commission européenne a décidé de jouer un rôle plus dynamique en faveur de la défense européenne. Elle a pris des initiatives importantes pour renforcer l’industrie et le marché de l’armement, sous la houlette de Thierry Breton. De son côté, Ursula von der Leyen a également investi la rhétorique militaire, notamment à l’égard de l’Ukraine. Mais si la Commission est candidate pour jouer le rôle de leader, malheureusement pour elle, elle ne peut pas l’être. En effet, elle ne possède aucune compétence en matière de défense et ce rôle ne peut qu’être joué par les États membres.
Or, vous avez raison de le préciser, les deux principaux leaders traditionnels, Paris et Berlin, sont aujourd’hui très affaiblis. Il pourrait rester la Pologne, mais elle est aujourd’hui tellement impliquée dans la crise ukrainienne que sa vision de la politique de défense de l’Union en devient restrictive. Le moteur de la défense européenne ne peut donc venir que des cinq grands pays européens, dont aucun aujourd’hui n’est une grande puissance, mais qui ensemble pèsent pour 80 % de la capacité militaire de l’UE : la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et la Pologne. C’est à ces cinq pays que devrait revenir le rôle de leadership de la défense européenne.
Si l’OTAN constitue le pilier de la défense européenne, est-ce que la défense européenne est possible sans les États-Unis ?
Historiquement, depuis la création de l’OTAN, la défense de l’Europe ne se conçoit pas sans les États-Unis. Et personne en Europe ne souhaite que Washington abandonne sa fonction de protecteur du Vieux Continent. En Europe, on continue donc de penser qu’on ne peut pas concevoir notre défense sans l’Amérique.
Le problème est que, du côté américain, l’évolution est extrêmement forte et visible en faveur d’une volonté de s’émanciper de cette contrainte européenne. Aujourd’hui, suite à la guerre froide et face à la montée en puissance de la Chine, devoir s’occuper de l’Europe constitue une contrainte stratégique pour Washington. Ce n’est ni une opportunité, ni même une nécessité vitale. Bien sûr, les Américains ne font pas confiance au président russe, mais la vraie menace pour la puissance américaine se situe du côté de la Chine. Aux États-Unis, nous observons un certain nombre de courants qui voudraient prendre un peu de recul vis-à-vis de l’Europe, certains souhaitant complètement l’abandonner. C’est pour cela que les Européens se sont montrés particulièrement inquiets avant les élections américaines.