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La diplomatie migratoire dans un monde en mutation

Depuis les années 2000, la migration et l’asile semble avoir envahi les discours et l’action diplomatiques. En 2023, l’Union européenne insiste dans la formulation de sa politique étrangère sur la « pertinence croissante de la migration » et la « militarisation des frontières et l’instrumentalisation de la migration » ainsi que sur « la complexité accrue de la gouvernance de la migration ». Mais la diplomatie migratoire est souvent mal comprise.

La diplomatie migratoire se définit d’une part comme l’usage des migrations au service d’enjeux diplomatiques non migratoires. Les États et leurs représentants comme les acteurs non étatiques — réseaux de migrants, organisations non gouvernementales et humanitaires, entreprises, mafias transnationales — utilisent les migrants et les réfugiés, l’immigration, l’émigration ou les diasporas pour renforcer ou déstabiliser un pays ou des acteurs politiques, obtenir des avantages matériels, économiques ou symboliques de partenaires diplomatiques. 

D’autre part, la diplomatie migratoire renvoie à l’usage d’instruments diplomatiques pour contrôler à distance les différents types de mobilité (immigration, émigration, asile, exil). Les leviers de la diplomatie bilatérale, multilatérale et sectorielle, comme l’aide au développement ou la politique commerciale, la politique militaire ou culturelle, et la diplomatie publique ou privée, servent ainsi à réguler à court ou à long terme la géographie et le volume des flux migratoires. Le contrôle de la migration et des migrants peut donc être soit un moyen, soit une finalité de la diplomatie. Le plus souvent, la migration est à la fois un moyen et une fin, et se déploie à différents niveaux avec différents instruments, formels et informels.

La diplomatie migratoire n’est pas seulement une réponse à la mondialisation des mobilités. C’est un cadre critique pour repenser les tensions entre contrôle et souveraineté, coopération et conflit, domination et résistance, le lien entre politique intérieure et politique étrangère, tout en questionnant les fondements mêmes des États-nations dans un monde en mutation.

Généalogies de la diplomatie migratoire

Le terme « diplomatie migratoire » ne semble apparaitre qu’au début des années 2000, associé aux politiques restrictives de contrôle de l’immigration en Europe et en Amérique du Nord, au « mur autour de l’Occident » (1). L’expression est en général employée de manière incidente, entre parenthèses ou entre guillemets. Sa définition vient d’ailleurs : elle est élaborée à partir de l’histoire diplomatique de pays d’Afrique et du Moyen-Orient, où les migrations ne sont pas uniquement perçues comme une menace, mais aussi et surtout comme une ressource symbolique, stratégique et économique. 

Une définition émerge en 2007 (2) pour décrire l’histoire de négociations des partis de la guérilla érythréenne avec les pays arabes voisins autour de l’accueil des réfugiés érythréens. L’accueil des réfugiés est à la fois une finalité de la diplomatie érythréenne et un instrument au service de la guerre de libération contre l’Éthiopie : les voisins arabes sont démarchés pour soutenir politiquement et financièrement la guérilla. La diaspora érythréenne sert de relais d’influence dans le monde arabe, et de base arrière qui soutient financièrement la lutte. Le cas érythréen, bien qu’exotique, démontre que le contrôle de l’émigration et de l’exil est central dans le processus de formation d’un nouvel État indépendant. On retrouve le même schéma de diplomatie impliquant des diasporas de réfugiés pour soutenir un État ou la création d’un État dans les cas kurde, palestinien, arménien et dans le cas largement étudié de la diaspora juive. Le cadre analytique de la « diplomatie migratoire » érythréenne sert à des analyses plus générales (3). Il s’intègre dans les nombreux travaux sur la diplomatie publique des pays de départ envers leurs diasporas appelée « diaspora diplomacy » ou « politiques d’attention » dans la recherche francophone. L›Inde, la Croatie (4), la Turquie ou les Philippines gouvernent ainsi directement et indirectement leurs citoyens — migrants comme réfugiés — au-delà de leurs frontières, notamment pour sécuriser des transferts financiers essentiels à leurs économies.

La diplomatie migratoire concerne aussi, bien entendu, les pays de destination. C’est pour décrire la diplomatie des monarchies du Golfe, grands pays d’immigration de travail mais aussi d’asile informel, qu’une extension de la définition initiale est proposée (5). Les pays du Golfe accueillent, dans les années 1960-1970, les migrants et les réfugiés des pays arabes voisins, non seulement afin de répondre aux besoins d’un marché du travail très consommateur de main-d’œuvre, mais aussi pour renforcer l’intégration régionale au sein du monde arabe. La migration est donc à la fois une fin et un moyen de la diplomatie golfienne. Les monarchies opèrent néanmoins de manière informelle : pas de conventions ni négociations explicites jusqu’à la fin des années 1990. Les politiques migratoires sont sélectives et discrétionnaires. Les monarchies, non signataires de la Convention de 1951 [relative au statut des réfugiés], adoptent des quasi-politiques d’asile à destination des exilés palestiniens à partir des années 1950, érythréens dans les années 1960 et 1970, des exilés syriens en 2011, et en 2022 des Soudanais. 

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