Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

La diplomatie migratoire dans un monde en mutation

Dans l’Afrique postcoloniale, les États utilisent aussi la migration et l’asile pour favoriser l’intégration régionale, mais institutionnalisent leur diplomatie migratoire à travers la Convention de l’Organisation de l’Unité africaine régissant les aspects propres aux problèmes des réfugiés en Afrique en 1969 et le Protocole au Traité instituant la Communauté économique africaine relatif à la libre circulation des personnes, au droit de séjour et au droit d’établissement en 2018. On observe les mêmes dynamiques de libre circulation en Asie et en Amérique latine, et en Europe avec la constitution de l’espace Schengen. 

Bien que souvent associée aux politiques restrictives occidentales contemporaines, la diplomatie migratoire trouve donc ses fondements dans des contextes non occidentaux dans lesquels l’immigration et l’asile ne sont pas comme une menace à endiguer, mais un outil de formation de l’État, en lien avec des guerres d’indépendance, et un outil de coopération et d’intégration régionale. Elle se nourrit des relations transnationales complexes où acteurs publics et privés interagissent et s’incarne dans des pratiques formelles et informelles. 

À partir de la fin des années 1990 et sous l’influence d’un tournant sécuritaire et sélectif dans les politiques migratoires européennes, la conversation sur la diplomatie migratoire se centre sur les restrictions à la migration et le contrôle des frontières plutôt que sur l’organisation de la libre circulation. De manière symptomatique, la Libye et le Maroc, qui défendaient une diplomatie migratoire panafricaine ou arabo-africaine jusqu’à la fin des années 1990, deviennent prisonniers des politiques imposées par leurs partenaires européens (6).

La migration comme fin : La récente « migrantisation » de la diplomatie

À partir des années 1990, sous l’effet d’une polarisation politique accrue à l’échelle nationale en Europe, on assiste à ce que j’appelle la « migrantisation » de la diplomatie. Les mobilités deviennent un enjeu majeur de politique intérieure et étrangère : le contrôle des frontières s’externalise. Les gouvernements déploient des politiques spécifiques à la migration ou à l’exil hors de leurs frontières et en parallèle, la migration s’invite dans différents secteurs de leurs politiques étrangères (la diplomatie économique, universitaire, culturelle, militaire, etc). Ces négociations combinées ou « issue linkages », deviennent de plus en plus contraignantes en Europe à partir du Sommet de Séville, en 2002. L’Union européenne (UE) intègre le contrôle de l’immigration dans tous ses accords avec des pays-tiers, et ce quel que soit leur objet. Ainsi, des accords de coopération portant sur le commerce ou la sécurité entre l’Europe et les pays du Sahel ou d’Afrique de l’Ouest — qui auparavant auraient été négociés sans référence aux questions migratoires — sont aujourd’hui conditionnés à la réadmission des migrants expulsés et, plus généralement, à la coopération en vue d’atteindre les objectifs européens de contrôle de l’immigration.

La migrantisation touche principalement les politiques d’aide au développement. L’aide au développement des pays de l’UE intègre des volants concernant la circulation des citoyens des pays partenaires (mobilité étudiante ou pour le travail), et la réadmission des étrangers en situation irrégulière provenant de ces pays. En 2015, au Sommet de la Valette, un Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique est créé et doté de cinq milliards d’euros. Le sommet, entièrement consacré aux migrations dans le contexte de la crise politique de 2015 autour de l’accueil des exilés syriens, place au même niveau de priorité le développement économique ou la prévention des conflits et la lutte contre l’immigration irrégulière. 

Parallèlement à cette diplomatie bilatérale et régionale, la politique multilatérale et l’activisme transnational se sont également développés, impliquant les États, les organisations internationales onusiennes et non onusiennes et d’autres acteurs non gouvernementaux. En plus des acteurs multilatéraux spécialisés (l’Agence des Nations unies pour les réfugiés, l’Organisation internationale pour les migrations, et des ONG comme le Danish Refugee Council ou des réseaux religieux), d’autres organisations tendent à intégrer la migration au cœur de leurs programmes, comme la Banque mondiale. La migration gagne ainsi sa place dans l’Agenda 2030 sur le développement durable en 2015. Des programmes, des réglementations, de nouvelles organisations et des plateformes spécifiques émergent, dont les deux Pactes mondiaux sur les migrations et l’asile en 2018. Ces dynamiques restent néanmoins soumises aux intérêts des gouvernements, en particulier dans les pays de destination les plus puissants.

La migration comme moyen : rapports de force et arsenalisation

La diplomatie migratoire intègre des rapports de force, souvent hérités de la colonisation. Les corridors migratoires postcoloniaux entre la France et les pays du Maghreb, entre l’Italie et la Libye, entre l’Espagne et le Maroc autour de Ceuta et Melilla, les relations historiquement asymétriques comme entre le Mexique et les États-Unis sont des arènes où les États occidentaux tentent d’imposer à leurs partenaires leurs objectifs de contrôle de l’émigration ou d’importation de main-d’œuvre. Mais la diplomatie migratoire offre des leviers aux pays de départ et de circulation pour négocier avec les pays de destination : c’est le cas de la Libye de Kadhafi, de la Turquie, du Maroc et de la Tunisie, qui négocient non seulement de l’aide au développement, des visas pour leur ressortissants en échange d’accords de réadmission, mais aussi un soutien politique à certaines de leurs positions géopolitiques ou de politique intérieure. Ainsi, quand la France et l’Espagne cherchent à sécuriser le soutien du Maroc dans le contrôle des migrations vers l’Europe, leurs objectifs migratoires pèsent sur leurs positions concernant la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. 

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