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Bohdana : une artillerie nationale pour l’Ukraine

Hormis le Dana tchèque, très peu de pièces d’artillerie lourde ont utilisé un châssis à roues durant la guerre froide. À cette époque, la tendance était à la chenille de part et d’autre du rideau de fer. En 1991, l’envoi de troupes françaises en Irak fait apparaître certaines lacunes concernant la projection des matériels lourds, et seuls des canons tractés TRF-1 de 155 mm et les mortiers de 120 mm ont pu être envoyés alors que les AuF-1 sur châssis AMX-30 sont restés en France. L’aérotransportabilité des moyens lourds devient alors le maître mot de la décennie.

Le GIAT développe à partir de 1991, en moins d’un an, sur ses fonds propres, une pièce d’artillerie sur châssis 6 × 6 aérotransportable. Le concept du CAESAR (Camion équipé d’un système d’artillerie) est né. Dévoilé officiellement à Eurosatory en 1994, il ne va pas tarder à faire des émules, qu’ils soient suédois ou israélien, et plus récemment, chinois, japonais, russe ou ukrainien. Seuls parmi les forces d’importance, les États-Unis semblent faire de la résistance, bien que les artilleurs américains aient été très impressionnés par le CAESAR lors de démonstrations sur leur sol ou en appui de leurs forces en Syrie et en Irak. Néanmoins, l’artillerie américaine prévoit actuellement le remplacement de son M‑109. Cinq options sont étudiées, dont une chenillée, le K9 sud – coréen, mais il semblerait que l’Archer suédois retienne pour l’instant l’attention de Washington. Utilisé de nos jours par une douzaine de pays à travers le monde, le CAESAR est indubitablement une fierté française dans le domaine de l’artillerie comme le furent en leur temps le Gribeauval et le GPF Filloux dont les Américains se sont largement inspirés par le passé. À l’issue de l’invasion de la Crimée en 2014, l’Ukraine ne reste pas insensible au concept et les ingénieurs de la firme KZTS (Usine d’outillage lourd de Kramatorsk) dans le Donbass et non loin de la ligne de front actuelle sont commandités pour développer un « clone » du CAESAR. Le prototype, baptisé 2S22 Bohdana (« don de Dieu »), est officiellement dévoilé lors de la parade de l’indépendance le 24 août 2018, après plusieurs mois d’essais. Les campagnes de tirs se poursuivent de manière intense jusqu’en janvier 2022. Mais le projet est suspendu, car à cette époque l’Ukraine peine à s’approvisionner en obus de 155 mm alors fournis par la Tchéquie et la Turquie. De plus, le déclenchement de l’« opération spéciale », le 24 février 2022, pousse les autorités ukrainiennes à ordonner la destruction du prototype afin qu’il ne tombe pas aux mains de l’ennemi. La France livre alors dès avril aux forces ukrainiennes une première tranche de 12 CAESAR qui seront engagés dès le mois de mai suivant. Ils vont être appréciés pour leur grande précision, leur faible empreinte logistique, leur mise en batterie rapide, leur grande mobilité tactique et surtout leur capacité à esquiver les tirs de contre – batterie avec l’emploi du shoot and scoot. À l’automne 2024, 67 exemplaires avaient été livrés à Kiev, dont cinq ont été détruits et deux endommagés.

L’ordre de destruction du prototype n’avait cependant pas été exécuté et l’engin avait été caché dans le secteur de Jytomyr, à l’ouest de Kiev, après avoir été démonté. Remonté, il a réapparu sur le front début mai 2022 pour pilonner les positions adverses. Le mois suivant, affecté à la 55e brigade d’artillerie, il bombardait avec succès l’île aux serpents, à 35 kilomètres des côtes, forçant l’ennemi à l’abandonner le 30 juin. Il est à noter que lors de ces tirs, les corrections transmises par des drones Bayraktar TB2 fournis par la Turquie ont facilité la destruction des systèmes sol-air Pantsir. Cette « campagne d’essais » en conditions réelles ainsi que l’utilisation du CAESAR par les Ukrainiens va conforter Kiev dans l’idée de faire passer le 2S22 du stade de prototype à celui de production dans les plus brefs délais. En effet, le stock d’obus de 152 mm ne cesse de baisser et l’Ukraine, qui souhaite rejoindre l’OTAN, doit passer du 152 au 155 mm. Le pas à franchir n’est pas insurmontable, car le projet est quasi abouti. La mise en production du 2S22 sur le site de Kramatorsk est annoncée en janvier 2023 et il entre officiellement en service dans l’armée ukrainienne le 21 juillet. Une trentaine sont opérationnels à la fin de la même année.

Un châssis évolutif

Le prototype et les premiers exemplaires utilisaient le robuste châssis 6 × 6 KrAZ‑6322, produit depuis 1994 par la firme KrAZ de Kremenchuck, au sud-est de Kiev. Mais en raison de la faillite de KrAZ, il est abandonné pour les modèles de production. Au début du conflit, les ingénieurs ukrainiens, travaillant dans l’urgence, ont utilisé le châssis 6 × 6 MAZ‑6317 dont ils disposaient en grand nombre, car l’Ukraine en avait commandé plus de 320 à la Biélorussie entre 2016 et 2018. Dénommés 2.0, les premiers exemplaires sortent des chaînes en janvier 2023 et seront aperçus au front lors du mois de juillet suivant au sein de la 57e brigade mécanisée. Mais cette option est rapidement abandonnée, car le nombre de châssis disponibles ne cesse de s’amenuiser au fil des besoins ; en outre, les moteurs de ces véhicules sont chinois et leurs organes de transmission indiens.

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