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Ruses et opérations de déception dans la guerre d’Ukraine (2022-2024)

La guerre en Ukraine s’impose comme un laboratoire unique, y compris des ruses et des opérations de déception dans un contexte marqué par la transparence accrue du champ de bataille. Dès 2014-2015, la maskirovka russe – cet art sophistiqué de la tromperie militaire visant à dissimuler ses intentions, à brouiller les perceptions ennemies et à projeter une image faussée de ses capacités – occupe une place centrale dans la conduite du conflit. Cependant, en prélude à l’offensive du 24 février 2022, la Russie semble moins performante dans l’exécution de ces stratagèmes. Malgré tout, elle tente de façonner l’espace informationnel par des techniques empruntées aux précédentes campagnes, notamment en Géorgie (2008), en Crimée et dans le Donbass (2014), témoignant d’une continuité dans l’usage stratégique de la manipulation (1).

Fin 2021 et début 2022, Moscou essaie de fabriquer un casus belli. Les autorités russes relaient un discours ancien selon lequel Kiev chercherait à perpétrer un « génocide » contre les citoyens russophones du Donbass, d’où des allégations de crimes de guerre comme des « découvertes de charniers ». Le 18 février 2022, les présidents des républiques autoproclamées de Louhansk et de Donetsk appellent à l’évacuation de leurs territoires face à l’imminence d’une prétendue « invasion ukrainienne ». Puis, les 19 et 21 février, les Russes diffusent de fausses images d’« attaques ukrainiennes » sur leur sol. Les médias accusent en outre l’Ukraine et les États-Unis de fabriquer des armes biologiques dans des laboratoires secrets, réactivant une opération de désinformation datant des années 1980.

Invasion de l’Ukraine : une maskirovka décevante

Sur un plan plus directement opérationnel et pour obtenir la surprise, des tentatives de « désensibilisation » sont menées, rappelant les procédés employés avant l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968. Tout en affirmant que le renforcement des capacités militaires russes à la frontière n’est destiné qu’à des manœuvres d’exercice, les démonstrations de force se multiplient à partir de début 2021. En décembre, environ 100 000 soldats russes sont massés à la frontière. Au début du mois de février 2022, 30 000 sont en Biélorussie, à quelques centaines de kilomètres de Kiev, le plus grand déploiement depuis 1990. Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko évoquent un exercice conjoint. Le 15 février 2022, la Russie annonce que les exercices sont terminés et diffuse des images de chars sur des trains. Le 17, Vladimir Poutine réaffirme la nature défensive de ces manœuvres.

Si ces tentatives de désinformation s’appuient sur une très forte activité sur les réseaux sociaux (2), elles demeurent vaines. La plupart des allégations russes sont rapidement démenties, notamment par une communauté du « renseignement en source ouverte », très active. Plusieurs indices indiquent que ce sont de réels préparatifs à une invasion, comme l’installation d’hôpitaux de campagne en Crimée et en Biélorussie et, surtout, le stockage de vastes quantités de sang. D’ailleurs, les services de renseignement américains et britanniques alertent sur une invasion à venir, donnant vraisemblablement à Kiev des informations détaillées (3). Des plans fuitent même dans la presse (4). Les Ukrainiens semblent avoir pu se préparer et disperser une partie de leurs moyens, notamment de défense sol‑air.

Pour autant, si la surprise quant à l’invasion n’a pas été réelle et si le dispositif militaire russe était largement connu, on peut estimer que Moscou est parvenu à tromper quant à son intention : les Ukrainiens ont été surpris « non seulement par la date de l’attaque – avec une alerte entre quelques heures et deux jours seulement avant l’offensive russe –, mais aussi par son axe d’effort (5) », qui ne s’est pas concentré sur le Donbass, scénario pourtant envisagé jusqu’à mi-février 2022 par l’état – major ukrainien (6). Les troupes russes aux frontières nord et nord-est, dont le volume est jugé insuffisant pour saisir Kiev, feraient partie, pour les militaires ukrainiens, d’une opération de déception. Ainsi, plus de 10 brigades, soit près de la moitié de la masse de manœuvre ukrainienne, demeurent déployées dans le Donbass (7). Or, le premier axe d’attaque provient de Biélorussie, d’où une certaine réussite de la manœuvre de déception russe, au prix, tout de même, d’une sécurité opérationnelle très forte imposée aux unités qui a provoqué leur impréparation logistique et morale, alors qu’elles pensaient prendre part à un exercice.

En revanche, au lancement de l’attaque, le 24 février 2022, et au cours de la première phase de la guerre (février-mars), ce qui frappe, aux niveaux tactique et opératif, c’est que des fondamentaux de la maskirovka ont été enfreints par les militaires russes avec une pratique du camouflage peu efficace ou l’utilisation de moyens de communication non cryptés. C’est l’une des causes de l’échec de l’« opération militaire spéciale », aux côtés de bien d’autres, et en particulier la préparation des Ukrainiens à une offensive depuis plusieurs années et la profonde transformation de leur armée. En outre, l’apport de la cyberélectronique aux opérations de déception a été moins évident dans le conflit ukrainien en 2022-2023 qu’en 2014. Moscou a montré une capacité de coordination minimale au niveau stratégique, sans que de véritables effets combinés cyber/cinétiques puissent être observés sur le plan tactique. Quelques ruses cyberpsychologiques ont toutefois pu être détectées, comme la diffusion ciblée, avant l’invasion, de messages d’intimidation sur les téléphones personnels de soldats ukrainiens (8). Une fois déclenchée, l’invasion russe a été complétée par des tentatives d’utilisation de deepfakes. Le 16 mars 2022, une vidéo du président Zelensky appelant à rendre les armes a ainsi été publiée. Techniquement peu crédible et contrée très rapidement, elle n’a pas eu d’effets. Somme toute, leurs réussites à partir de 2014 ont très probablement conduit les dirigeants russes à présumer de leurs capacités cyber et électroniques contre l’Ukraine et, pour ce qui concerne leur apport aux opérations de déception, nous sommes encore bien loin des effets qui pourraient être attendus.

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