Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

L’espace informationnel : un nouveau territoire à défendre ?

Campagnes de désinformation, manipulations de l’opinion publique, ou encore ingérences numériques, l’espace informationnel s’impose comme un nouveau territoire pour les États. Entre stratégies défensives et offensives, comment se structurent les guerres de l’information ?

L’histoire commence toujours par une frontière. Un corps politique est une altérité. Selon la tradition, l’acte fondateur de Rome fut un sillon tracé par Romulus. Lorsque son frère Rémus l’a enjambé par dérision, il l’a transpercé du glaive. La sanction semble sévère pour un symbole. Mais laisser le sacrilège impuni aurait fait avorter la possibilité d’une ville. Rome fut une perception avant de devenir une puissance. Romulus, lui, a été un informateur. Au sens étymologique, il a formé une réalité nouvelle. Au sens littéral, le fratricide a adressé un message aux hommes : une cité inviolable venait de naitre. Des murs sortent de terre, et les tribus éparses s’unissent pour former un peuple, parce qu’elle s’est d’abord affirmée dans les esprits.

La cité extérieure a pour pendant une cité intérieure avec ses ponts, ses routes, ses carrefours, ses maisons, ses temples, ses casernes, ses palais. Les constructions narratives et culturelles sont le ciment d’une communauté : ce sont elles qui lui permettent d’informer le monde et de donner du sens au temps qui s’écoule. De faire l’histoire. Le choc des imaginaires provoque autant voire plus de conflits que celui des intérêts. L’espace informationnel d’une communauté politique est, en quelque sorte, son âme.

Rome est restée puissante tant que ses frontières cognitives sont demeurées inviolées. Puis, avec le temps, ses élites ont choisi de parler le grec plutôt que le latin ; l’idée d’une destinée manifeste s’est dissipée ; des cosmologies et des imaginaires différents se sont disputé les cœurs et les esprits. L’Empire n’est pas mort par surextension géographique, mais par fragmentation cognitive.

À l’âge de l’information, les mécanismes naturels d’usure culturelle et sociale peuvent être accélérés de manière exponentielle, voire créés. L’espace informationnel est soumis à des attaques de plus en plus perfectionnées, dans un contexte de compétition globale tous azimuts.

Une guerre sans fin

La guerre ne consiste pas à tuer des individus, mais à imposer sa volonté à une communauté stratégique rivale. L’affrontement militaire frontal est couteux, dévastateur. Parfois, l’enchainement des circonstances et le choc des intérêts le rendent inéluctable ou nécessaire. Un nombre croissant d’acteurs en font un usage décomplexé par facilité. Mais même dans ces cas-là, la victoire stratégique est tributaire de la bataille des perceptions.

Il arrive plus souvent que l’engagement militaire soit l’arme du faible. Un ultime recours pour renverser la table. La Russie a ainsi attaqué l’Ukraine à la suite d’une débâcle dans l’espace informationnel. L’imaginaire du panslavisme et d’une communauté de destin entre grands et petits-russiens avait été battu en brèche. Malgré ses défauts, le modèle occidental s’était révélé plus attractif que le modèle russe. L’invasion a été une réaction désespérée. Le Kremlin a lancé ses chars contre les frontières matérielles de l’Ukraine parce qu’il était en passe de se faire expulser de ses frontières psychiques. L’annexion physique a été une réponse à la séparation des imaginaires.

À propos de l'auteur

Raphaël Chauvancy

officier et professeur à l’École de guerre économique (EGE) et auteur des Nouveaux visages de la guerre (VA éditions, janvier 2021) et de Vaincre sans violence (VA éditions, 2025).

0
Votre panier