Magazine DSI

Économie de défense : de quoi BITD est-il le nom ?

L’industrie de défense est un peu comme L’Arlésienne de Bizet. Tout le monde en parle, mais pouvons-nous vraiment la trouver ? Comment définir la fameuse « Base industrielle et technologique de défense » ou BITD confiée aux bons soins des députés Griveaux et Thiériot au printemps dernier ? En effet, plus nous cherchons à la saisir, moins son périmètre apparaît évident. Ne faut-il pas plutôt parler d’industrie au service de la défense ?

A priori, le problème semble simple. Après tout, il est facile d’identifier les équipements militaires : un char ou une frégate sont difficiles à manquer. Toutefois, en y regardant de plus près, il n’est pas évident d’identifier une « entreprise de défense » ou un secteur industriel spécifique du point de vue économique. Comme le montre le Top 10 des fournisseurs du ministère des Armées, seules quelques entreprises sont spécialisées uniquement dans l’armement, contrairement à ce qui se passe dans la plupart des secteurs civils. Beaucoup d’entre elles sont duales, c’est-à‑dire qu’elles produisent des équipements à la fois pour les armées et pour des clients civils. De plus, la distinction entre ces produits n’est pas toujours facile, car ils sont parfois relativement proches les uns des autres, ce qui permet des économies de gamme, mais rend leur séparation difficile.À l’inverse, certaines entreprises ou certains centres de recherche sont des fournisseurs importants pour le ministère des Armées, mais leurs activités n’ont rien de spécifique aux besoins militaires. Faut-il les inclure ou non dans la BITD ? Il serait tentant de les écarter, mais il ne faut pas non plus perdre de vue qu’une part importante de l’industrie et de la recherche civiles est mobilisée d’une manière ou d’une autre pour que les armées puissent réaliser leurs missions. Cela pose la question des frontières de la BITD : que faut-il inclure ou exclure ? Quels peuvent être les critères pertinents pour identifier les entreprises qui sont liées à l’armement ?
Tous les fournisseurs du ministère des Armées ne sont pas des fournisseurs d’armement, ce qui rend difficile l’exploitation des statistiques d’achats de l’État. Certes, à côté des fabricants d’armement, il peut y avoir des entreprises réalisant des études ou des travaux de soutien pour les équipements en service. Toutefois, il y a aussi des entreprises nécessaires à l’activité quotidienne des armées et de l’administration… comme elles le font pour n’importe quel client civil (entretien des locaux, jardinage, BTP, etc.). Une approche est de tirer les fils à partir des équipements pour remonter la piste…

<strong>Activités d’armement pour la France et l’exportation</strong>

Les intégrateurs sont évidemment des piliers de cette industrie. Cependant, ils ne représentent que la partie émergée de l’iceberg. Entre les deux tiers et les trois quarts de la valeur ajoutée des équipements sont apportés par leurs partenaires industriels. Ceux-ci peuvent être des groupes industriels, mais aussi de nombreux ETI (Établissements de taille intermédiaire) et PME qui interviennent directement ou, souvent, indirectement dans la conception et la production des matériels militaires. Entre la fabrication du premier boulon et l’assemblage final, des milliers de composants s’agrègent au cours de multiples étapes, la production d’armement s’articulant le long de chaînes de valeur complexes. De plus, pour beaucoup de PME et d’ETI, l’activité « armement » représente une faible part de leur chiffre d’affaires. Ces entreprises n’ont parfois même pas conscience de contribuer à la fabrication d’équipements militaires.
Le périmètre de la BITD n’est donc pas évident à définir. L’industrie de défense n’est pas homogène par ses produits. Qu’y a‑t‑il de commun d’un point de vue technique entre un missile, un char et un sous-­marin ? Les entreprises liées à l’armement ne sont pas concentrées au sein d’une filière industrielle ou technologique, comme ce peut être le cas, par exemple, pour les acteurs de l’industrie automobile. Leurs produits sont souvent transversaux, utilisés dans différents secteurs économiques. Enfin, plus nous nous éloignons du produit final, plus il est difficile de définir la nature « militaire » d’un sous-­système ou d’un composant. Ainsi, les véhicules blindés sont équipés des mêmes moteurs que des camions de fret…

<strong>Top 10 des entreprises françaises d’armement</strong>

Même le ministère des Armées semble en perdre son latin. L’Observatoire économique de la défense identifie seulement 1 190 entreprises industrielles dans la BITD, croisant pour cela plusieurs bases de données d’entreprises : fabricants d’armement, demandeurs de licences d’exportation pour les matériels de guerre, fournisseurs du ministère des Armées et entreprises suivies par la Direction générale de l’armement (DGA) au titre de l’agrément qualité. Cette approche peut sembler restrictive, mais elle a le mérite d’identifier le cœur de la BITD, ses entreprises essentielles.
Au regard de ces difficultés à déterminer les contours de la BITD, il n’est pas surprenant que le ministère des Armées la définisse à l’aide d’ordres de grandeur plutôt qu’à partir de données précises. Il considère ainsi que la production d’armement emploie « 200 000 personnes » travaillant dans « environ 10 grands groupes et plus de 4 000 PME, dont 350 sont considérées comme stratégiques ».
Que pouvons-nous retenir ? Le chiffre d’affaires « armement » de l’industrie peut être estimé entre 15 et 25 milliards d’euros selon les années. Il est plus difficile de définir le nombre d’emplois associés, car beaucoup d’entreprises ont des sites multiactivités, des outils industriels duaux et des salariés pour différentes activités. L’ordre de grandeur de 200 000 emplois semble donc pertinent, même si la BITD repose plus certainement sur un vivier de 500 000 à 600 000 personnes hautement qualifiées dans l’industrie et les services qui lui sont associés.
Saisir l’industrie d’armement est donc une gageure, mais aussi un moyen de s’interroger sur ce que nous voulons analyser. La BITD doit être approchée non pas de manière restrictive, presque comptable, mais en tenant compte de la logique industrielle et technologique des activités concernées. Une analyse quantitative et qualitative est nécessaire pour comprendre les facteurs de compétitivité ou de fragilisation de l’industrie d’armement et sa capacité à fournir un certain degré d’autonomie stratégique à la France. Cela requiert d’analyser aussi ses interactions avec les secteurs civils de l’industrie et de la recherche.

<strong>Caractéristiques des fournisseurs du ministère des Armées</strong>

Autrefois, il était possible de parler d’industrie d’armement, car les entreprises étaient souvent spécialisées, volontairement isolées pour protéger leurs connaissances et utilisaient des technologies bien plus avancées que l’industrie civile. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : la technologie civile a rejoint et souvent dépassé la technologie de défense. La fin de la guerre froide a conduit les entreprises à mutualiser autant que possible les coûts entre leurs différentes productions. La production d’armement s’est ainsi fondue dans une base industrielle bien plus duale que par le passé, notamment afin de dégager des économies d’échelle et de gamme sans lesquelles le coût des équipements militaires serait prohibitif.
Il convient alors de parler plutôt d’industrie au service des armées. Cela est plus pertinent pour comprendre le potentiel d’innovation, les compétences, la compétitivité, la résilience… de l’industrie nationale pour répondre aux besoins de nos soldats.

Légende de la photo ci-dessus : La nature militaire d’une frégate (ici, la Bretagne) est facile à déterminer. Mais tout n’est pas aussi simple… (© Kevin Shipp/Shutterstock)

<strong>Pour aller plus loin...</strong>
Article paru dans la revue DSI n°150, « Haut-Karabagh : Les leçons d’une guerre de haute intensité », novembre-décembre 2020.
0
Votre panier