L’histoire tumultueuse de l’Éthiopie, depuis le renversement de l’empereur Hailé Sélassié (1974), continue d’entretenir une image peu flatteuse de ce pays, encore associé aux terribles famines (1984-1985) et aux conflits qui gangrènent la Corne de l’Afrique. Mais ces clichés s’estompent progressivement au rythme de sa profonde transformation et de son affirmation sur la scène diplomatique régionale.
L’ambition d’être un acteur régional
Une économie encore fragile
Avec un PIB de 2010 dollars par an et par habitant en 2018 (1) (le tiers de celui du Nigéria et un sixième de celui de l’Afrique du Sud), il semble difficile de considérer l’Éthiopie comme une puissance émergente. Contrairement à la plupart des pays du continent noir, son sous-sol ne recèle aucune matière première minière et les gisements d’hydrocarbures, principalement situés dans la région Somali, dont l’exploitation vient de commencer, n’offriront jamais les mêmes volumes de production que ceux du golfe de Guinée.
L’Éthiopie, qui figure parmi les pays les moins avancés, est néanmoins régulièrement citée en modèle de développement par les institutions financières internationales (2). Les chiffres sont éloquents : en vingt ans, le PIB per capita a été multiplié par quatre, et le taux de croissance s’est toujours maintenu au-dessus de 7 % par an (à l’exception des années 2001-2003, après la violente guerre contre l’Érythrée). En revanche, de nombreux indicateurs restent préoccupants, comme l’indice de développement humain, qui n’a guère progressé (à cause notamment de la forte croissance démographique), et les efforts entrepris pour attirer les investisseurs étrangers sont loin de ceux constatés au Rwanda ou au Kenya, puisque dans le classement Doing Business 2020 établi par la Banque mondiale, le Rwanda, le Kenya et l’Éthiopie sont respectivement classés aux 38e, 56e et 159e rangs mondiaux sur 190, pour la facilité à mener des affaires.
Un modèle de développement autoritaire et centralisé
Dépourvue de matières premières minières et énergétiques, mais également enclavée depuis la sécession de l’Érythrée en 1993, l’Éthiopie a su mener à partir de la nomination comme Premier ministre de Meles Zenawi (1995-2012) un habile développement économique. La priorité est d’encourager les investisseurs étrangers à profiter des avantages que le pays offre, particulièrement dans la production agricole et industrielle : le premier cheptel d’Afrique, précieux pour la tannerie et la confection, des milliers d’hectares de terres cultivables et une main-d’œuvre abondante, rurale (à la hauteur de 80 %), jeune (avec 42 % de la population âgée de moins de 15 ans) et faiblement rémunérée (3).
Pour convaincre les investisseurs étrangers (principalement chinois et indiens), Meles Zenawi a accordé la priorité à la construction d’infrastructures de transport (tel l’agrandissement de l’aéroport de la capitale, pour le transformer en hub aérien) ou à leur rénovation, comme la ligne ferroviaire reliant Djibouti à Addis-Abeba. En deux décennies, le pays est devenu le 5e producteur mondial de café et le 4e exportateur de produits de floriculture. Le qat figure parmi les premières exportations, à destination des pays voisins comme le Yémen ou Djibouti (4). Néanmoins, ces activités n’emploient que peu de main-d’œuvre qualifiée et ne contribuent guère à l’industrialisation du pays. Les deux plans quinquennaux successifs de 2010 et de 2015 (Plans de transformation et de croissance) affichent clairement les ambitions du gouvernement de s’orienter vers l’industrie, qui n’occupait en 2019 que 7,5 % de la population active et ne concourait qu’à une faible part des exportations. L’une des priorités est d’accroître les capacités énergétiques du pays, indispensables pour attirer les industriels étrangers. La production d’électricité (principalement assurée par une dizaine de centrales hydroélectriques) peine à répondre à la forte hausse de la consommation (qui a été multipliée par près de quatre depuis 2005), ce qui entraîne de fréquentes ruptures de distribution.
L’éducation est une autre priorité des pouvoirs publics puisque le taux d’alphabétisation pour les adultes de plus de 15 ans est l’un des plus bas du continent africain (39 % selon le chiffre retenu par le Programme des Nations Unies pour le développement, pour la période 2006-2016). Les ressources allouées au secteur éducatif sont importantes (4,5 % du PIB, au-dessus de la moyenne en Afrique subsaharienne) et devraient permettre de mieux instruire les nouvelles générations.
L’Éthiopie ou le cœur de l’Afrique
Sous la protection de Dieu
Le « récit national » éthiopien entretient le mythe d’une nation singulière en Afrique, puisque les premiers Éthiopiens seraient les descendants de Ménélik Ier, l’enfant adultérin né dix siècles avant notre ère des relations entre la reine de Saba (qui régnait alors sur un vaste territoire s’étendant de la mer Rouge au golfe d’Aden) et le roi Salomon d’Israël. Bien que les textes qui dépeignent ces récits soient apocryphes, ils n’en restent pas moins partagés par une large part de la population. Parmi les royaumes qui, dès l’Antiquité, vont se succéder sur ces hautes terres d’Abyssinie, celui d’Aksoum se distingue par sa longévité (du IVe siècle avant notre ère jusqu’au Xe siècle). Sous l’autorité de leur roi Ezana, les sujets du royaume d’Aksoum se convertirent au christianisme au IVe siècle, permettant aujourd’hui à l’Éthiopie de se revendiquer comme l’un des plus anciens pays chrétiens. Fondée sur les hauts plateaux de l’Abyssinie qui culminent à 4550 m d’altitude, l’Éthiopie s’affirme comme une Terre sacrée qui doit, en attendant le retour du Christ, suivre les préceptes de l’Évangile avec ferveur et résignation (5). Toute l’histoire du pays est interprétée selon ce prisme théologique. Les famines qui frappent à un rythme régulier depuis l’Antiquité, les invasions étrangères des empires musulmans au XVIe siècle ou, plus tard, celles menées par des puissances européennes, comme les vicissitudes plus contemporaines sont autant de malheurs infligés par Dieu, pour mettre à l’épreuve la foi de ce peuple élu, guide de l’Afrique et de ses hommes. La découverte, en 1974, des fossiles d’un australopithèque vieux de 3,1 millions d’années et baptisé Lucy par l’équipe d’archéologues qui en fit la découverte affermira cette idée d’une Éthiopie genèse de l’humanité.