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La militarisation de l’espace : quels enjeux pour aujourd’hui et demain ?

La guerre dans l’espace se prépare dans l’ombre et, même si elle pourrait ne jamais se déclarer, l’espace risque de redevenir le nouveau domaine de confrontation des ambitions terrestres, comme il le fut pendant la guerre froide entre les USA et l’URSS.

La militarisation de l’espace ne doit pas être confondue avec l’arsenalisation de l’espace. La première concerne l’emploi des moyens spatiaux à des fins militaires et a débuté quasiment dès les origines de la conquête spatiale puisque, très rapidement, Russes et Américains ont utilisé des satellites comme relais des communications militaires à longue distance, puis comme moyen de surveillance et de renseignement. L’arsenalisation de l’espace, qui consiste à déployer des armes en orbite, a été testée par ces deux grandes puissances pendant la guerre froide, mais a ensuite connu un long moratoire jusqu’à ces dernières années où l’on assiste à un durcissement des doctrines et du discours ainsi qu’à l’expérimentation dans l’espace de capacités potentiellement agressives, témoignage de l’extension à l’espace de la rivalité des grandes puissances de notre monde.

Les différentes applications de l’espace pour la défense et la sécurité

Les puissances spatiales contemporaines, ayant fait le même constat sur l’intérêt stratégique des capacités spatiales, ont toutes développé des applications pour les militaires dans les domaines traditionnels : Observation, Écoute, Alerte, Télécommunications, Surveillance de l’espace, Positionnement-Navigation-Datation.

• L’observation de la Terre

Historiquement, l’observation spatiale regroupe trois domaines d’utilisation majeurs : le recueil de renseignement, l’appui aux opérations et la constitution de données géographiques de référence.

L’imagerie spatiale est la principale source de données pour le recueil de renseignement non intrusif permettant l’autonomie d’appréciation de situation. La réalisation de ce domaine nécessite l’accès à des moyens spécifiques à très hautes performances non disponibles commercialement (infrarouge, hyperspectral, etc.) dont la défense maitrise la souveraineté totale.

Dans le domaine de l’appui aux opérations, l’imagerie spatiale permet, en complément des autres moyens disponibles sur le théâtre (pods de reconnaissance, drones ), de soutenir le rythme des opérations dans un espace non permissif, en préparation de mission, en préparation du ciblage, en évaluation des dégâts, en données d’environnement (principalement géographiques)…

La mise à disposition de produits géographiques numériques (MNT, tapis d’ortho-images, hydrographie) constitue la principale caractéristique du domaine de la constitution de données géographiques de référence. La qualité des images et l’intégrité des données (conditions de prise de vue, couverture, homogénéité des images ) sont des paramètres essentiels pour atteindre un niveau de produit compatible avec leur emploi dans les systèmes d’armes.

De nos jours, les données d’observation garanties par un opérateur de confiance commercial répondent de mieux au besoin militaire, à condition d’être complétées par des données acquises par un système pleinement souverain pour les dossiers à très forte valeur stratégique.

• L’écoute électromagnétique depuis l’espace

L’écoute, qui donne des informations sur le rayonnement électromagnétique d’activités terrestres, est une spécificité militaire. Seul l’accès souverain garantit l’autonomie d’accès et l’intégrité des données, d’autant plus que l’offre des systèmes commerciaux est très limitée dans ce domaine.

Les nouvelles technologies de l’information et de la communication sont présentes dans tous les systèmes d’armes contemporains et occupent une place centrale dans les conflits et les crises. La capacité de recueillir des données électromagnétiques depuis l’espace, dans la profondeur et en s’affranchissant des frontières, constitue, en complément de l’imagerie spatiale, une plus-value indéniable pour le suivi de l’activité d’un adversaire et apporte, dans la majorité des cas, l’alerte et les premières informations sur un évènement non anticipé. De nos jours, les systèmes les plus performants sont capables de localiser précisément les émissions, de les suivre et de les détailler, fournissant ainsi des données essentielles à la planification et à la conduite des opérations.

• Les télécommunications spatiales

L’espace est, par nature, le point haut de n’importe quel champ de bataille terrestre. C’est donc tout naturellement que les télécommunications furent parmi les premières applications militaires développées. De nos jours, les satellites de télécommunications sont indispensables à la manœuvre militaire ; ils offrent l’allonge et la sécurité nécessaires à la transmission des ordres dans un sens et des compte-rendus dans l’autre sens. De nouvelles capacités particulièrement intéressantes pour les militaires seront bientôt accessibles à l’aide des technologies innovantes développées dans ce domaine initialement pour des applications commerciales (constellations en orbite basse, connectivité en vol, Internet des objets ultra-haut débit, chiffrage des communications, Technologie Quantum).

Les besoins militaires sont couverts aujourd’hui par un savant équilibre entre les capacités commerciales et les capacités strictement régaliennes, en fonction de la sensibilité des informations échangées et des interlocuteurs impliqués.

• Les systèmes spatiaux de PNT (positionnement-navigation-datation)

Le GPS a doté les USA d’une capacité de navigation mondiale et de frappe de précision dès le début des années 1990. L’Union soviétique a essayé d’obtenir une capacité équivalente avec le système GLONASS, mais ce dernier n’est véritablement entré en service opérationnel qu’au début des années 2000, sous pavillon russe. Conscients de l’importance stratégique et tactique d’un tel système, L’Union européenne (Galileo) , la Chine (Beidou), le Japon (QZSS) et l’Inde (IRNSS) ont également investi ce domaine afin d’offrir à leurs forces des capacités indispensables à un conflit contemporain.

En parallèle, compte tenu de l’importance de ces systèmes spatiaux de PNT pour les opérations militaires, ces mêmes puissances se sont lancées dans le développement de la « guerre de la navigation » (NAVWAR) pour dégrader ou dénier leur utilisation sur le champ de bataille.

Ces quatre applications militaires de l’espace constituent le noyau dur des capacités spatiales militaires et sont aujourd’hui déployées et mises en œuvre en support d’une opération militaire par les principales puissances du monde. Mais certaines puissances, en particulier celles dotées d’une capacité de dissuasion nucléaire, sont allées plus loin dans leurs moyens spatiaux et ont développé des systèmes d’alerte anti-missiles balistiques, de détection des explosions nucléaires et de surveillance de l’espace, et enfin plus récemment d’action dans l’espace :

• Les systèmes d’alerte anti-missiles balistiques

Conçus très tôt pendant la guerre froide, ces systèmes déployés par les grandes puissances nucléaires et spatiales avaient deux fonctions majeures :
> la détection et le suivi des essais des missiles balistiques de l’adversaire, afin d’en déterminer les principales caractéristiques (signature thermique, portée, paramètres de vol, manœuvrabilité, nouveau système ou évolution d’un système connu…) ;
> la détection de lancements, lors d’une crise ou d’un conflit, pour identifier le système, le pays agresseur et la zone visée, préparer les moyens de protection et défense, lancer la riposte et diffuser l’alerte aux populations.

Ces systèmes, dédiés initialement à la surveillance entre grandes puissances, sont employés également pour le suivi des pays proliférants.

• Les systèmes de détection des explosions nucléaires

Dans un contexte général similaire à celui des systèmes d’alerte anti-missiles balistiques, les grandes puissances nucléaires ont déployé dans l’espace des satellites équipés de senseurs pour détecter et mesurer les explosions nucléaires.

L’objectif initial de surveillance mutuelle pour garantir la transparence nécessaire aux doctrines de dissuasion de chacun a été peu à peu complété également par celui de la surveillance des États proliférants, puis plus récemment de l’évaluation des conséquences d’accidents dans les centrales nucléaires.

• La surveillance de l’espace

Compte tenu de la mise en service de la plupart des capacités spatiales détaillées ci-dessus par un adversaire potentiel, l’évaluation précise de l’ordre de bataille spatial de cet adversaire est devenue un besoin primordial au même titre que l’évaluation des arsenaux terrestre, maritime ou aérien.

Cette évaluation nécessite de disposer de senseurs et de capacités d’analyse dédiés à la surveillance de l’espace. Il s’agit de mesurer les caractéristiques orbitales des objets et d’évaluer leurs missions afin d’apprécier la menace qu’ils pourraient faire peser sur des activités terrestres ou en orbite.

• L’action dans l’espace

Depuis quelques années, l’idée de considérer l’espace extra-atmosphérique comme un quatrième domaine d’opérations militaires, après la terre, les mers et l’air, s’impose de plus en plus. On assiste ainsi à des expérimentations d’armes antisatellites et au déploiement de nouvelles technologies potentiellement intrusives voire agressives dans l’espace. La règlementation internationale n’étant pas clairement prohibitive sur ce point, l’augmentation de ce type d’actions militaires dans l’espace est à craindre dans les prochaines années. Toutefois, maitriser les technologies des satellites est inutile si l’on ne dispose pas de moyens autonomes de mise en orbite. C’est pourquoi la capacité clé à détenir pour un pays souverain est celle de l’accès à l’espace.

Moins de quinze nations dans le monde ont initié un programme de lanceur spatial et l’on peut considérer qu’aujourd’hui seulement sept d’entre elles disposent d’un lanceur opérationnel (États-Unis, Russie, Chine, Union européenne, Japon, Inde et Israël). Les lanceurs de l’Iran et de la Corée du Nord doivent encore gagner en fiabilité pour être considérés comme tels.

Toutefois, différents modes d’organisation et de gouvernance des moyens de lancement spatiaux peuvent être considérés selon les pays. Certains disposent de lanceurs sous contrôle exclusif du gouvernement — c’est le cas de l’Iran et de la Corée du Nord — ; d’autres utilisent des lanceurs civils, commerciaux, mis en œuvre par un opérateur de confiance ; d’autres enfin disposent des deux filières, civile et militaire, et les utilisent selon la nature des satellites lancés. En ce qui concerne le développement des capacités spatiales militaires, la situation dans le monde est très hétérogène et aujourd’hui plutôt évolutive. Il y a différents statuts selon les capacités développées et l’emploi opérationnel qui en est fait.

Les puissances spatiales militaires contemporaines

Bien évidemment, les États-Unis sont très en avance, mais en réalité on peut considérer trois types de puissances spatiales aujourd’hui :

• La (ou les) puissance(s) totale(s)

Elle est dotée de toutes les capacités décrites dans le chapitre précédent, ainsi que d’un corpus doctrinal complet qui régit l’emploi de ses capacités et leur coordination au profit des opérations terrestres, de même que la surveillance de l’espace et la protection des systèmes spatiaux contre toutes les menaces. Objectivement, il n’y a qu’une puissance de ce type aujourd’hui dans le monde : les États-Unis [voir l’entretien avec A. Dupas p. 52]. Le meilleur exemple récent de leur statut est la création de la Space Force, le 20 décembre 2019 (1), accompagnée de la publication de la doctrine « Space Power » en juin 2020. Cette dernière démontre l’importance de l’espace pour le fonctionnement de la société et la conduite des opérations militaires américaines. Ses grands principes sont synthétisés dans le schéma ci-contre.

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