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Proxies spatiaux : vers une normalisation de l’espace comme domaine de confrontation

Visqueux, vicieux et néanmoins vital : d’un point de vue stratégique, la moindre étincelle dans l’espace est donc de nature à déclencher un conflit spatial. De la configuration des acteurs et de leurs stratégies, notamment de proxisation, dépendra l’intensité de ce conflit et son extension dans les autres domaines/environnements de conflictualité. Quoi qu’il en soit, le tabou du conflit spatial s’efface progressivement. Il n’est d’ailleurs pas anodin de voir des puissances occidentales prendre en compte ostensiblement cette possibilité : les États-Unis ont créé leur Space Force, et l’armée de l’Air française s’appelle depuis septembre 2020 l’armée de l’Air et de l’Espace.

<strong>La rénovation</strong><br /> <strong>de la SSA française</strong>
« En tant que socle de notre architecture SST en orbites basses, la capacité post-GRAVES est à acquérir en patrimonial. Elle pourra être renforcée au travers d’une coopération bilatérale avec l’Allemagne ou fondée sur l’initiative européenne EUSST – qui n’a à ce stade pas donné totalement satisfaction –, ou encore sur tout autre dispositif de financement européen (fonds européen de défense, EDIDP). En matière de poursuite d’objets en orbite basse, les radars SATAM seront rénovés au titre de la LPM 2019-2025 avec pour objectif un remplacement en 2030. Une coopération européenne, notamment avec l’Allemagne, voire l’achat de services à partir du sol ou de l’espace devront faire partie des possibilités à étudier. » Stratégie spatiale de Défense, 2019.

La dilution

Dans ce contexte particulier, le recours aux proxies par les puissances spatiales s’effectue selon un processus très particulier, étroitement lié au principe de « dilution », mode d’action consistant à diviser et à disperser ses capacités de la façon la plus large possible dans les différentes strates qui composent l’espace « utile ». La « proxisation » des activités est à première vue un mode d’action « à dessein », s’inscrivant dans une stratégie étatique délibérée. Deux cas sont possibles : un acteur met à disposition des moyens, voire son influence, et joue donc le rôle de proxy au profit d’un autre, le mettant en situation de dépendance. Un acteur peut aussi délibérément faire appel à un proxy pour répondre à un besoin, et cantonner celui-ci dans un rôle limité. La « proxisation » est en même temps un processus qui s’impose aux acteurs par défaut, du fait de la complexification des activités, de l’augmentation des besoins et surtout de l’accessibilité des technologies. Ainsi, de juillet 2011 à mai 2020, Soyouz était le seul vaisseau capable d’assurer la relève de l’équipage de la station spatiale internationale.

Dans tous les cas, il existe une double rétroaction entre l’acteur (le proxy) et le procédé d’exécution (la dilution) : la « proxisation  » des activités spatiales repose sur la dilution pour être efficace, mais cette dernière nécessite le recours aux proxies pour être possible. Cette « dilution spatiale » peut être décrite de différentes façons. C’est en premier lieu une posture permanente qui permet de protéger ses capacités spatiales en diminuant son exposition (sa surface de vulnérabilité) tout en se prévenant d’une concentration des efforts adverses (aptitude à faire converger sur la vulnérabilité adverse un ensemble d’effets complémentaires). En remplaçant un ou deux satellites spécialisés (communication ou imagerie par exemple) par une constellation de satellites qui compenserait la qualité par la quantité, un acteur spatial devient moins vulnérable à la perte éventuelle de l’un d’eux. C’est aussi une solution pour accroître, à son avantage, le « brouillard de la guerre », en augmentant le caractère imprévisible des actions de ses propres objets célestes artificiels au niveau opératif, tout en générant doute et incertitude sur les buts poursuivis au niveau stratégique. Par exemple, un satellite de maintenance ou de ravitaillement doit être capable de s’approcher d’un autre satellite et de s’y arrimer. Il peut donc devenir un moyen antisatellite en modifiant l’orbite de ce dernier pour le rendre inopérant ou en s’appropriant une capacité. De semblables capacités sont déjà maîtrisées par des puissances spatiales, mais également développées dans le cadre d’une mission comme ClearSpace (5).

La dilution est enfin un mode d’action qui permet la concentration des effets sans pour autant concentrer physiquement ses effecteurs. Par exemple, la surveillance d’une zone peut s’appuyer sur des satellites patrimoniaux, des satellites d’imagerie civils, et enfin des satellites d’une autre puissance. Sans ce cumul de moyens, l’actualisation de la situation est contrainte par la durée de révolution des moyens patrimoniaux. Une stratégie de dilution multicouche repose sur quatre niveaux. Au niveau stratégique, au sein de la couche organisationnelle, la « dilution amont » consiste principalement à partager les risques et les responsabilités avec les partenaires dans la conception et la conduite d’une opération spatiale. C’est le mode opératoire adopté par la NASA dans le cadre des programmes Commercial orbital transportation service et Commercial crew development, qui ont donné lieu aux contrats avec SpaceX pour le ravitaillement et le transport d’astronautes vers la station spatiale internationale.

Au niveau opératif (6), il existe trois formes de « dilution aval ». La première est réalisée au sein de la couche géographique et consiste à masquer la position de capacités clés dans l’immensité de l’espace (à l’image du mode d’action d’un sous-­marin nucléaire lanceur d’engins) et grâce à des masques artificiels ou naturels (Dilution aval géographique, DAG). La seconde, dans la couche matérielle, vise à disperser ses capacités au sein même du tissu d’artefacts en orbite, en les fondant dans des satellites duaux par exemple (Dilution aval matériel, DAM). En effet, l’espace étant un secteur où la coexistence civil/militaire est très présente, cette utilisation duale est donc adaptée. Enfin, dans la couche servicielle, la troisième forme de dilution s’appuie sur les services spatiaux, communications ou imagerie par exemple, pour y masquer ses actions, ou les détourner à son profit (Dilution aval servicielle, DAS).

Comme évoqué en début d’article, il est assez vraisemblable qu’un tel processus conduise à une « normalisation » de l’espace en tant que domaine stratégique de conflictualité. S’éloignant du paradigme originel de l’espace « gelé » où toute conflictualité ouverte et dynamique était bloquée du fait de l’intrication étroite entre le milieu et l’extrême sensibilité des artefacts qui y sont déployés (dissuasion nucléaire, rareté et prix des satellites…), on s’acheminerait donc vers un espace « fluide », où une violence permanente, mais modérée, liée à la possibilité de mener des actions de confrontation ouvertes, serait acceptée.

Le recours aux proxies

Pour répondre à cette évolution de l’environnement, le recours aux proxies, par des procédés combinés de dilution, permettrait aux puissances spatiales de déployer des stratégies spatiales plus agiles et plus robustes. Cette facilité nécessiterait en retour d’accepter un degré supérieur d’incertitude et les risques associés. Il s’agit donc indubitablement d’un changement profond dans la façon d’appréhender l’espace en tant que nouveau milieu de conflictualité.

À l’instar de ce qui a été observé et vécu lors du recours aux proxies dans les conflits terrestres, la difficulté majeure dans cette coopération spatiale entre un bénéficiaire (le mandataire) et un proxy reste la capacité à aligner les trajectoires des deux coopérants suffisamment longtemps pour pouvoir atteindre les objectifs communs et donc les résultats souhaités. La relation entre le bénéficiaire et le proxy doit mener à une synergie constructive, et non à une rivalité. Pour atteindre ainsi un niveau de performance maximum, le bénéficiaire doit gérer le partenariat en négociant des objectifs communs de court ou moyen terme, plus faciles à aligner, tout en conservant son propre cap de long terme.

Dans ce cadre, le proxy est un être à trois faces pour le bénéficiaire. C’est tout d’abord un sous-­traitant, qui reçoit du mandataire un mandat officiel et/ou officieux, associant des ressources et des objectifs. C’est le cas de la société japonaise de lancement qui a propulsé dans l’espace la sonde Mars Hope de l’agence spatiale des Émirats arabes unis. C’est aussi souvent un partenaire du fait de la convergence temporaire d’intérêts qui rassemble le proxy et son mandataire.

Généralement, ce partenariat est réalisé dans le cadre d’un volet R&D pour mutualiser les cerveaux et les installations. C’est enfin parfois un compétiteur qui utilise à son profit sa relation avec le bénéficiaire, avec le risque pour le mandataire de voir la relation s’inverser (le proxy devenant le bénéficiaire final de la relation) : on peut ici s’interroger sur le futur de la relation entre la NASA et SpaceX, qui lance des développements tous azimuts, parfois en concurrence avec les projets de l’agence. La gestion du partenariat consiste donc à maintenir le proxy dans la zone recherchée en équilibrant en permanence ces trois faces.

Une telle transformation aura des effets secondaires. Les États, en s’appuyant sur des tiers, doivent être prêts à accepter de partager, voire de perdre, temporairement ou non, une partie de leur autonomie et de leur souveraineté (capacité à envoyer des astronautes vers l’ISS par exemple).

L’augmentation générale du niveau de violence risque également de faire augmenter les coûts de fonctionnement pour le bénéficiaire. Le proxy, quant à lui, devra pouvoir réparer ou remplacer les moyens endommagés.

En contrepartie, les bénéficiaires et les proxies créent ainsi une synergie conduisant à une augmentation générale de la capacité à innover. Le lanceur réutilisable pourrait ainsi devenir un standard dans les décennies à venir. Les États les ont peu à peu utilisés pour développer leur stratégie et doctrine spatiales, dans lesquelles ils ont une place importante. En outre, et peut-être surtout, en laissant aux proxies la conduite des opérations de routine, consommatrices en ressources humaines et en énergie productive, les bénéficiaires se concentreraient davantage sur des projets d’envergure et de très long terme, ou encore des projets à l’ambition universelle. Grâce à SpaceX qui assume, pour le compte de la NASA, les opérations de service de l’ISS avec ses lanceurs et ses vaisseaux Dragoon et Crew Dragoon, celle-ci a pu se recentrer sur le projet Artemis qui fédère un grand nombre de pays autour de son lanceur lourd SLS (Space launch system) et d’une mission habitée vers Mars devant asseoir la renommée des États-Unis, voire devenir un élément d’inspiration universel.

Une fois le processus identifié et les conséquences mesurées, se pose la question du comment. Quel parti tirer de cette nouvelle situation ? Comment obtenir la supériorité spatiale et atteindre les objectifs opérationnels associés ? C’est tout l’enjeu que soulève l’élaboration d’une stratégie spatiale « proxisée ».

À propos de l'auteur

Paul Demange

Chef d’escadron, stagiaire à l’École de guerre, 28e promotion.

À propos de l'auteur

Frédéric Bodilis

Chef d’escadron, stagiaire à l’École de guerre, 28e promotion.

À propos de l'auteur

Joseph Piot

Chef d’escadron, stagiaire à l’École de guerre, 28e promotion.

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