Pour articuler sa stratégie spatiale, le bénéficiaire peut recourir à deux types de proxies. Les proxies non officiels, ou proxies fantômes, permettent de contrer les avancées du suivi de la situation spatiale en substituant des buts et des capacités cachées aux positions secrètes. Ils offrent ainsi une capacité de surprise et de déception dans la conduite des opérations spatiales. Les proxies officiels permettent aux bénéficiaires de partager les risques lors du développement et durant la conduite des opérations spatiales, et par conséquent, d’aller plus loin, de frapper plus fort et de réfléchir différemment et plus vite qu’en agissant seul. Les proxies officiels augmentent également la résilience des capacités du bénéficiaire, car ils rendent possible la redondance des moyens (7) : un même besoin peut être satisfait de plusieurs façons. Enfin, ils génèrent des « réserves virtuelles » pour accroître de façon momentanée les capacités du bénéficiaire et répondre à une éventuelle riposte de l’adversaire.
La combinaison d’objectifs et d’intérêts entre bénéficiaire et proxies. (Source : Paul Demange, Frédéric Bodilis et Joseph Piot, « The OP-SP dialectic », in Proxies in Space, Diluted Assets, Agile Strategies, École de guerre/Royal United Service Institute, 2021)
Ainsi, une utilisation combinée de proxies officiels et de proxies fantômes offre un panel important de stratégies et de modes d’action aux niveaux stratégique et opératif. Par rapport aux stratégies classiques, ces stratégies à base de proxies seraient à la fois plus résilientes grâce au couple sûreté-surprise et plus efficaces grâce à la synergie des moyens, et offriraient un avantage certain pour surclasser des adversaires. Elles transformeraient ainsi les contraintes du milieu spatial en opportunités.
En guise d’illustration, trois stratégies archétypiques de proxisation sont imaginables. La stratégie de proxisation étatique traditionnelle s’appuyant sur des agences nationales et des entreprises d’État ou équivalentes constitue une approche prudente. Son efficacité est limitée par son manque d’agilité, mais ses risques sont mesurés, et uniquement liés à la justification des dépenses vis-à‑vis de la nation. Une stratégie de proxisation maintenant classique consistant à déléguer des segments d’activité spatiale à des acteurs du New Space issus du même écosystème offre une efficacité supérieure : bien plus agile et générant une véritable synergie intellectuelle et industrielle, elle reste cependant limitée par l’obligation de se conformer aux règles en vigueur et par la difficulté de maintenir la convergence des objectifs entre le bénéficiaire et le proxy. Ces deux premières formes conviendraient ainsi pour des stratégies limitées à un segment, demandant de la stabilité de long terme (grands programmes de conquête spatiale, déploiement de réseaux…).
Agir. (Source : Paul Demange, Frédéric Bodilis et Joseph Piot, « The OP-SP dialectic », in Proxies in Space, Diluted Assets, Agile Strategies, École de guerre/Royal United Service Institute, 2021)
Une stratégie alternative de déception mêlant tous types de proxies, multipliant les intermédiaires et les niveaux de dilution, se révélerait la plus efficace, car elle contournerait les règles officielles et générerait des associations de court terme justifiées uniquement par la performance. En échange, elle serait porteuse de forts risques sur la réputation du bénéficiaire, générés par le recours à des partenaires officiellement « non alignés ». Une telle stratégie resterait ponctuelle pour obtenir une supériorité globale ou partielle sur un adversaire spécifique dans un cadre espace-temps limité.
Les proxies spatiaux apportent aux bénéficiaires liberté d’action, économie des moyens et concentration des effets dans la mise en œuvre de leurs stratégies spatiales. Plus que des facilitateurs, ils doivent donc être considérés comme un élément de décision opérationnelle. Leur irruption dans l’espace devrait dans le même mouvement accroître le niveau général de violence ouverte ou rampante, mais éviter une escalade incontrôlable de cette violence. C’est donc à un dégel de l’espace comme milieu de conflictualité auquel nous devrions assister.
Notes
(1) Le terme « normalisation » doit ici être compris comme l’irruption dans l’espace du fait sécuritaire selon des caractéristiques certes déclinées et adaptées à un environnement très spécifique, mais rejoignant les traits profonds de la conflictualité humaine. Parler de « normalisation » de l’espace revient à le considérer comme un domaine de confrontation comme un autre, dans le cadre de stratégies réellement « multimilieux multichamps », c’est-à-dire considérant les différents environnements et domaines de confrontation comme des « zones » complémentaires d’application d’effets opérationnels convergents vers un but stratégique.
(2) En anglais, on parle de Space situational awareness (SSA). Il s’agit de l’ensemble des moyens permettant de surveiller les objets spatiaux, naturels ou artificiels, susceptibles de représenter une menace directe ou indirecte pour la Terre ou les objets spatiaux artificiels. Cette capacité est très inégale d’une puissance spatiale à une autre.
(3) Scénario envisagé dès 1978, dans lequel le volume des débris spatiaux sur une orbite atteint un seuil au-dessus duquel ils entrent en collision de façon exponentielle avec les autres débris et objets spatiaux jusqu’à rendre ladite orbite inutilisable.
(4) Seul l’Outer-space treaty de 1967 fixe des règles communément admises par les acteurs étatiques. Toutefois, les dernières décennies ont vu éclore un grand nombre de propositions, unilatérales ou non, mais jamais unanimement acceptées, pour définir et mettre en œuvre des règles formelles ou informelles encadrant les activités (et la conflictualité) spatiales. Cette bataille de la loi spatiale est souvent une manœuvre d’influence constituant le premier niveau d’affrontement entre puissances spatiales.
(5) ClearSpace 1 est un satellite développé par l’école polytechnique fédérale de Lausanne, dont l’objectif est de capturer puis de détruire un débris spatial d’une centaine de kilos. Pour cela, les technologies de rendez-vous spatial, de capture et de désorbitation seront utilisées.
(6) Le niveau opératif peut être défini comme le premier niveau qui permet de produire et de combiner des effets sur un théâtre d’opérations. Ce niveau s’intercale entre le niveau stratégique, et le niveau tactique. Ici, le théâtre considéré est l’espace.
(7) Également appelée « disaggregation of capabilities » dans la doctrine américaine.
Photo en première page : Simulation d’une collision spatiale. Le nombre de modes d’action en orbite s’accroît, tout comme le nombre d’acteurs capables de les mettre en œuvre. (© ESA)