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Le Cambodge des Khmers rouges : la mémoire des survivants face aux impératifs géopolitiques

Lana Chhor, Française d’origine sino-cambodgienne, soucieuse de briser la loi du silence qui entourait l’histoire de sa famille à la fin des années 1970 au Cambodge, poursuit la quête de son histoire, l’histoire d’un peuple qui a vécu l’indicible. Après avoir publié en 2018 un récit de vie en forme de carnet de voyage sur la trace de ses origines — Génération Peau de banane ou La vie après les Khmers rouges (éditions BoD), elle mène des recherches pour comprendre le contexte géopolitique de ces crimes, mais aussi celui qui, aujourd’hui, semble sans cesse reporter l’émergence d’un véritable travail de mémoire collectif sur cette période, au Cambodge comme en France.

Vous dites que, pour l’opinion publique occidentale, le génocide au Cambodge semble encore abstrait, autant dans les chiffres que dans les mots. Pouvez-vous l’expliquer ?

L. Chhor : Plus de 40 ans après la tragédie au Cambodge, l’omerta persiste. Bloqués par le souvenir traumatique, les rescapés du génocide s’enferment dans leur mutisme transgénérationnel. Pourquoi le reste du monde a-t-il laissé faire ? Les questions sans réponses restent nombreuses. En tant que descendante d’une famille ayant subi les persécutions des Khmers rouges, je m’interroge comme la plupart des Cambodgiens, Sino-Khmers de France, du Cambodge ou d’ailleurs.

Le chiffre de 1,7 million du Programme d’étude sur le génocide (PEG) de l’Université de Yale est souvent repris (1), mais ne fait pas consensus, car tout dépend du système de comptage retenu, des sources éparses retrouvées et des corps mis au jour dans les nombreux charniers. Deux millions seraient un maximum accepté, soit 2 des 8 millions que comptait la population cambodgienne avant l’arrivée des Khmers rouges en 1975. Dans le cas du Cambodge, les statistiques comptabilisent les disparus parmi les morts (2).

Cette assimilation est pour moi inadmissible, car non seulement elle enlève tout espoir aux familles de retrouver leurs proches, mais, plus grave, elle retire l’idée même de vie.
Xiao Qúan, « Petits Poings » en chinois, l’une de mes sœurs aînées, n’avait que cinq mois à l’arrivée des Khmers rouges. Elle a disparu depuis. Sans corps, aucun deuil n’est possible.

Dans mon psychisme, ma sœur reste abstraitement à jamais disparue. Même sans espoir de la retrouver, je ne la considère pas comme morte pour autant. Disparue en 1975, elle aurait ou aurait eu 46 ans aujourd’hui. Rien ni personne ne peut à ce jour confirmer sa vie ou sa mort. S’il est peu probable qu’elle soit en vie, l’impossibilité de faire le deuil m’empêche de l’imaginer autrement que « disparue ». Bien que les chances de survie des nourrissons sous Pol Pot soient infimes, il n’en reste pas moins immoral, selon moi, d’enterrer les disparus avant qu’assez de temps ne se soit écoulé. Isoler le nombre des disparus de celui des morts aurait été plus proche de la réalité. Aucune raison mathématique liée à des probabilités statistiques n’aurait dû légitimer cette confusion des chiffres. Si nous acceptons de confondre numériquement les morts et les disparus, alors changeons la définition des mots !

Je suis bien placée pour affirmer que la première injustice au monde est le lieu de naissance. Mes parents ont survécu au chaos du Cambodge entre 1975 et 1979. Alors que le pays était meurtri, ils ont réussi à fuir à 1000 kilomètres et à me donner naissance en 1978 à Chiang Maï, en Thaïlande. Nous avions défié la mort et fait mentir les statistiques. En raison de mon vécu, j’observe que le prix d’une vie diffère selon l’appartenance ethnique, la nationalité, le pays où l’on vit et les enjeux géopolitiques du moment. L’article 1er de la Déclaration universelle des droits de l’homme énonce que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Force est de constater qu’il faut sans relâche défendre ce droit fondamental, et que les États membres qui l’ont signée seraient bien avisés de la faire respecter.

Toutefois, observer l’inertie institutionnelle sans réagir alimente en soi un immobilisme global. Les inégalités perdureront, il s’agit certes d’un combat sans fin. L’essentiel est de combattre, poing levé.

Vous notez que le terme « autogénocide » est utilisé à mauvais escient, notamment dans les médias français. Pourquoi cette distinction ?

Mettre les mots justes face aux souffrances, c’est identifier le crime pour donner du sens à la mémoire collective. Chaque mot et définition a son importance. Avant de nous intéresser au terme autogénocide, voyons d’abord celui de génocide.

Le 16 novembre 2018, soit 43 ans après les faits, le tribunal international parrainé par l’Organisation des Nations Unies (ONU) reconnaît enfin le génocide au Cambodge, mais seulement envers les Vietnamiens et les Chams de confession musulmane. Nulle mention des Chinois du Cambodge. Prise pour cible au Cambodge et oubliée par sa patrie d’origine, la population chinoise du Cambodge a pourtant été persécutée en nombre. L’ONU aurait bien du mal à le faire reconnaître publiquement puisque la Chine y siège et que, progressivement, son influence s’accroît sur la scène mondiale. Les liens ont toujours été ambigus et étroits entre Phnom Penh et Pékin ; ils le sont encore aujourd’hui.

Voici la définition onusienne dans la Convention de 1948 (article 2), largement adoptée au niveau international : « […] le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. » Selon cette acception, les intellectuels, artistes, médecins, notables khmers, massacrés du fait de leur catégorie socioprofessionnelle n’entrent pas dans la catégorie des victimes de génocide. Ils relèveraient alors de celle des victimes de crime contre l’humanité (« attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile », aux termes du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, art. 7).

Le Code pénal français entré en vigueur en 1994 élargit quant à lui ce champ d’interprétation en ajoutant la notion de « critère arbitraire » pour déterminer le groupe visé par le génocide. L’appartenance à un groupe culturel, politique ou à une certaine catégorie socioprofessionnelle peut donc être incluse dans cette définition.

Quelques-uns ont voulu voir dans le génocide au Cambodge une forme d’autogénocide. Ce néologisme cannibale forgé par l’historien français Jean Lacouture suppose que les Khmers rouges aient intentionnellement éradiqué leur propre ethnie, ce qui paraît irrecevable. Certains penseurs pensent si bien savoir qu’ils pensent et disent en lieu et place de ceux qui pensent en silence ne pas savoir. Ces sans-voix ne savent pas que leur vie vaut un savoir en soi. Les Cambodgiens sous Pol Pot n’étaient pas exécutés parce qu’ils étaient khmers, mais parce que certaines catégories socioprofessionnelles étaient désignées comme perverties par l’Occident. Les notables, intellectuels, artistes et professeurs… devaient disparaître, peu importe qu’ils fussent cambodgiens ou non.

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