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Le Cambodge des Khmers rouges : la mémoire des survivants face aux impératifs géopolitiques

Enfin, les Khmers rouges prônaient un Cambodge ethniquement pur. Vouloir éliminer les Khmers du pays alors qu’ils constituaient la base même de leur idéologie eugéniste relève du non-sens.

Sans en comprendre les raisons, j’avais remarqué depuis plus de 15 ans que le terme autogénocide (3) était relayé en majorité par des médias francophones, contrairement aux médias anglo-saxons (américains, canadiens, britanniques). Ce concept « franco-français » est un vrai fléau pour les survivants, car il crée chez eux un sentiment de honte et de culpabilité. Je n’ai pris pleinement conscience que récemment de la contribution de l’Occident en faveur des Khmers rouges, des enjeux politiques de l’après-guerre froide pour chacun des pays — France, États-Unis, Royaume-Uni, Chine et URSS — et du voile dont était ainsi recouverte, et pour longtemps, la mémoire du génocide au Cambodge, ainsi que des conséquences de ces machineries politiques sur les populations exilées, dont ma famille et moi faisons partie.

Le rapport Duclert, de la commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda, remis au président Emmanuel Macron le 26 mars 2021, a beaucoup fait réagir. Espérez-vous la même trajectoire pour le Cambodge ?

La France est d’une manière générale assez mal à l’aise vis-à-vis de son passé colonial, que ce soit en Indochine ou ailleurs. Il est souhaitable, en effet, qu’un éclairage soit porté sur la position de la France lors des évènements qui se sont déroulés sous Pol Pot au Cambodge. On trouve trop peu d’informations dans les médias français sur le sujet et le peu de supports qui l’évoquent font encore trop souvent croire à l’autogénocide. Aujourd’hui, je comprends enfin les rouages de ce mécanisme sciemment entretenu.

Véhiculer l’idée de l’autogénocide permet aux grandes puissances de donner un caractère interne à l’évènement. En désignant le Cambodge comme seul responsable de « son » propre génocide, l’ensemble des acteurs de la guerre froide, France comprise, se dédouanent de leur part respective de responsabilité et justifient leur non-intervention (4). Grâce à des documents déclassés, une interview datée de 1988 montre Margaret Thatcher très complaisante envers les Khmers rouges. Et, durant la campagne électorale présidentielle de 2016, le sénateur américain Bernie Sanders a clairement répondu des actions militaires entreprises par les États-Unis sur les terres cambodgiennes (5). Les médias français méritent d’être aussi audacieux et transparents même si, dans les années 1970, l’influence de certains intellectuels français (Serge Thion, Jean Lacouture…) très proches du Parti communiste (PCF) a soutenu les prémices des années khmères rouges. Rappelons que Saloth Sar (futur Pol Pot) et ses amis étaient adhérents du PCF lors de leurs années d’études en France.

L’essayiste Pierre-Emmanuel Dauzat décrivait dans L’Express, en 2012 (6), « le carcan idéologique qui aura interdit d’entendre les cris des victimes quand il était encore temps », et dont on a du mal, aujourd’hui encore, « à sortir », expliquant pourquoi j’ai toujours eu l’impression qu’il y avait, en France, une sorte de désinformation ou de minimisation quant aux évènements au Cambodge. Un autre article, paru dans la revue Contrepoints la même année, confirme également cet état de fait et met en exergue le processus de respectabilisation du communisme qui « consiste en un traitement médiatique inégal entre les crimes selon que ceux-ci sont commis par des nazis ou des communistes » (7). L’historienne Annette Wieviorka, spécialiste de la Shoah, raconte, dans son ouvrage Mes années chinoises (Stock, 2021), l’influence du communisme dans son cheminement personnel et intellectuel. Quant au correspondant du journal L’Humanité, Michel Strulovici, il évoque pour sa part un « va-et-vient idéologique » au sein du PCF à la fin des années 1970 (8).

Ce processus s’explique, car, après 1945, le monde entier est choqué par l’horreur du nazisme et à ce moment-là, la Russie comptait parmi les Alliés. Il était donc diplomatiquement difficile de critiquer les exactions du communisme khmer rouge. Effet similaire de respectabilisation avec l’ouverture de la Chine au libéralisme en 1978 : il n’est pas opportun pour le grand-frère chinois, désormais membre à part entière de l’ONU (depuis 1971), de maintenir un quelconque rapprochement avec un pays au passé compromettant. La Chine, la Russie, et les Alliés se détournent du sujet cambodgien devenu encombrant.

Vous avez passé deux décennies à tenter de comprendre pourquoi le Cambodge en était arrivé là et comment le reste du monde avait pu, selon vos mots, « laisser faire ». Avez-vous trouvé des éléments de réponse ?

Dans tout crime de droit commun, la question du mobile est cruciale. Au risque d’être bouleversées, les familles ont besoin de connaître les circonstances précises du forfait pour obtenir justice et faire le deuil, quand cela est possible. J’avais besoin de remonter jusqu’aux sources, pour comprendre les mécanismes de ce drame humain. Depuis que je m’intéresse à la question du Cambodge, je me suis toujours demandé : « Le reste du monde savait-il ? Si oui, pourquoi avait-on laissé faire ? » J’ai d’abord songé à l’indifférence des États envers ce « petit » pays. Confrontée à tant d’interrogations, j’ai naturellement sollicité plusieurs experts en France. Si certains ont poliment décliné, d’autres ont préféré ne pas répondre du tout à ma demande. Il a fallu que j’étende mes sollicitations outre-Atlantique pour obtenir des explications. Christopher Goscha, professeur régulier à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), confirme que le père François Ponchaud, des missions étrangères de Paris, avait alerté l’opinion internationale de ce qui s’y déroulait dès 1977, dans son livre Cambodge année zéro (Julliard). Le génocide intervient dans un contexte mondial particulier, celui du rapprochement entre la Chine et les États-Unis sous Nixon. Les deux États formaient un bloc contre l’URSS et ses alliés (Vietnam, Laos). Toute décision prise au Conseil de sécurité des Nations Unies se voyait bloquée par l’une ou l’autre des grandes puissances.

Même après l’invasion du Cambodge par le Vietnam, en décembre 1978, qui chassa les Khmers rouges du pouvoir, le front États-Unis/Chine, Royaume-Uni et France inclus, a préféré conserver un émissaire khmer rouge au sein de l’Assemblée générale de l’ONU jusqu’en 1991 — une façon de ne pas reconnaître le nouveau gouvernement mis en place par Hanoï, tandis que se poursuivait la guerre civile entre ce dernier et deux groupes armés khmers rouges. Ce n’est qu’au déclin du bloc soviétique que la carte géopolitique s’est redessinée. En perdant le soutien et la protection de leur plus grand allié, le Vietnam et le Cambodge ont subi les conséquences de ce déséquilibre. C’est dans ce contexte de fin de guerre froide que les Accords de Paix ont été signés en 1991 à Paris. Pékin et Washington — surtout Pékin — ont exigé l’intégration des Khmers rouges au processus de paix. Mais comment intégrer au processus de paix des Khmers rouges qui veulent reprendre le pouvoir ?

Le 7 août 2014, à la suite de la condamnation de deux anciens cadres khmers rouges pour crime contre l’humanité, la chambre de première instance des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) a approuvé des projets au titre de « réparations appropriées » pour honorer la mémoire des disparus, sur le territoire cambodgien. Comment la mémoire en tant qu’enjeu politique se manifeste-t-elle au Cambodge ?

L’épisode qui suit est représentatif de cet enjeu mémoriel. Le projet de Séra (9), artiste franco-khmer, avait en effet été retenu par les CETC pour ériger un monument commémoratif « À ceux qui ne sont plus là ». Validée en amont par l’ambassade de France et la municipalité de Phnom Penh, la sculpture géante a été inaugurée le 7 décembre 2017 dans le jardin situé face à la représentation française, boulevard Monivong. L’espace ouvert bénéficie d’une belle visibilité et permet aux familles de se recueillir dignement. Gerbes déposées au pied de l’édifice, les discours officiels s’enchaînent. La foule ne se doute pas que ce décor n’est qu’une mise en scène. Séra, qui s’exprimait pour la première fois depuis l’évènement lorsque je l’ai rencontré à Paris, le 5 mai 2021, avoue avoir été surpris et sincèrement déçu. Le jour même de l’inauguration, il a appris que son œuvre serait in fine transférée au musée du Génocide de Tuol Sleng, l’ancien lycée transformé en camp de la mort (la tristement fameuse prison S-21). Il dit avoir éprouvé alors la sensation « d’avoir participé à une mascarade. La décision du Tribunal impliquait que le monument se trouvât dans un espace public pour marquer un temps historique. Le transfert de la sculpture va à l’encontre des intentions de réparations qu’elle était censée porter. La société cambodgienne n’est pas encore en mesure actuellement de faire face à son passé. Quelques semaines après l’inauguration, le monument fut discrètement transporté à S-21.

Qu’en est-il de votre quête ? Quel est votre sentiment aujourd’hui ?

Face au silence et aux questionnements, seule la connaissance apaise les esprits. Ces recherches m’ont permis, non sans mal, d’appréhender le cynisme des relations internationales. Malgré les découvertes douloureuses, les réponses obtenues contribuent à un soulagement intellectuel. Une forme de résilience sans doute. Sans haine ni colère contre quiconque, j’avais besoin de comprendre les enjeux historiques et géopolitiques qui ont régi cette période de l’histoire, de mon histoire.

Je me réjouis de deux ouvrages qui donnent espoir. Le premier est à paraître début 2022 sur la « Génération Post-réfugié.e.s. des descendants de l’Asie du Sud-Est en France ». Il fait suite au colloque organisé sur ce thème par Sciences Po Paris le 18 décembre 2018. Des universitaires, des chercheurs, des artistes, des auteurs, des journalistes… franco-asiatiques et khmers-américains s’y exprimeront sous la direction de Khatharya Um et Hélène Le Bail (10).

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