Depuis l’éclatement de la crise sécuritaire au Sahel en 2012, la situation n’a cessé de se dégrader. Le djihadisme, initialement limité au Nord du Mali, s’est depuis étendu à 75 % de son territoire, avant de toucher le Burkina Faso et le Niger. Cette diffusion de l’idéologie salafiste et le recours aux armes qui l’accompagne s’explique notamment par « le double rejet radical de l’Occident et de l’État moderne » (1). Le phénomène s’est aussi considérablement complexifié. En effet, aux mouvements armés djihadistes initiaux affiliés à Al-Qaïda s’est ajouté en 2016 l’EIGS (État islamique au Grand Sahara) affilié à Daech et dirigé par Abu Walid Al-Saharaoui (tué par « Barkhane » en août 2021). En réaction, les mouvements affiliés à Al-Qaïda se sont fédérés en 2017 sous le nom de JNIM (ou GSIM, groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans), dirigés par le Touareg Iyad Ag Ghali, l’un des leaders historiques de la tribu des Ifoghas. Si le JNIM est plus pragmatique, l’EIGS semble plus radical. Ces deux groupes se partagent aujourd’hui le territoire mais s’affrontent aussi localement.
L’année 2021 a ainsi vu plusieurs transformations importantes : l’annonce de la « fin de Barkhane » en faveur d’un nouveau dispositif plus réduit ; la montée d’un sentiment d’hostilité à l’égard de la politique française ; et enfin, la multiplication d’accords locaux avec des groupes djihadistes affiliés au JNIM — au Mali comme au Burkina Faso — ainsi que la relance d’une possible négociation au niveau national malien.
Par ailleurs, l’accord d’Alger censé assurer la paix et la réconciliation au Mali — tout au moins avec les groupes armés ex-séparatistes dans le Nord — n’a pas connu de déblocage et reste menacé de pourrissement avec les risques sécuritaires et d’intégrité territoriale que cela représente. Les groupes armés signataires ont constitué une sorte d’armée parallèle dans la région de Kidal, dominée par la CMA (coordination des mouvements de l’Azawad), soupçonnée de connivence avec les djihadistes. Les mouvements armés signataires ex-rebelles et loyalistes se sont rapprochés en septembre 2021 pour former ensemble le « Cadre stratégique permanent », CSP, dominé par des nomades Touaregs et Arabes et où les communautés majoritaires du septentrion malien (Songhaïs, Peuls, Bellahs) sont peu représentées.
La poursuite de l’insécurité
Malgré les actions militaires pour combattre les différents groupes djihadistes (2), le Sahel a poursuivi en 2021 sa trajectoire de descente aux enfers. Selon l’ACLED (3), sur la période allant du 01/01/2020 au 11/06/2021, le nombre de morts (civils et militaires) par attaques terroristes aurait été de 873 au Mali, 750 au Burkina Faso et 676 au Niger. Cela sans compter les victimes civiles des exactions des forces armées locales. En effet, selon la MINUSMA (4) en 2020, les forces armées maliennes auraient tué plus de civils que les djihadistes.
Les causes de cette violence sont multiples : difficile restauration de l’autorité et de la légitimité des États sur l’ensemble de leurs territoires ; multiplication des conflits inter et intracommunautaires non arbitrés et aggravés par la circulation d’armes légères ; absence de perspective d’intégration pour la jeunesse rurale. Parallèlement, les inégalités, le chômage, la pression démographique, la détérioration des sols et le changement climatique obstruent l’avenir de la jeunesse locale, alimentent les foyers de recrutement des extrémistes violents, appuyés par les menaces terroristes à l’égard de ceux qui résisteraient à l’appel du djihad. Les djihadistes et autres groupes armés (ex-séparatistes, milices d’auto-défense, bandits divers) disposent par ailleurs de ressources financières, provenant de rançons, de divers trafics ou de l’orpaillage, qui leur permettent de payer et d’équiper leurs combattants. Les groupes affiliés au JNIM recevraient ainsi une aide ponctuelle d’Al-Qaïda, et il en est de même pour ceux de l’EIGS via Daech. Les djihadistes ont une connaissance fine de la sociologie locale et instrumentalisent les conflits locaux entre pasteurs semi-nomades et agriculteurs, ou encore entre Peuls descendants d’esclaves (les rimaïbés) et Peuls nobles pour assurer leur propagande salafiste, leur domination et leur mobilité. Ils peuvent ainsi assurer localement des services de justice et de sécurité aux populations taxées de la zakât ou impôt islamique.
On peut même se demander si l’émirat islamique revendiqué par les djihadistes n’est pas devenu une alternative crédible à un modèle d’État — ressenti comme imposé par les Occidentaux et en particulier par l’ancienne puissance coloniale — considéré comme dysfonctionnel et accusé d’abandonner les populations. La justice formelle d’importation est aussi moins efficace que l’application rapide de la charia pénale, préférée à l’impunité. Cette perception reflèterait peut-être la fin d’un cycle historique, avec la volonté de se réapproprier l’espace local sur une base endogène, même violente et coercitive.
La poursuite de l’effort militaire français de l’opération « Barkhane », malgré des coups sévères portés à de nombreux chefs djihadistes, ainsi que les initiatives régionales comme la force conjointe du G5 Sahel, les formations militaires données par l’Union européenne (EUTM) ou encore le saupoudrage de l’aide au développement ou même l’Accord d’Alger de 2015 « pour la paix et la réconciliation au Mali » n’ont en tout cas pas abouti aux résultats escomptés. Néanmoins, la réponse militaire s’est progressivement enrichie au fil des sommets des chefs d’État du G5 Sahel, pour envisager une réponse multidimensionnelle (écoute et besoins des populations, services publics de proximité, gouvernance, transition démographique) en vue de traiter la diversité des situations socio-économiques et socio-politiques. Malheureusement, cette prise de conscience, suivie d’annonces locales et d’injonctions occidentales (principalement françaises), ne se traduit clairement pas dans les faits et sur le terrain. Celui-ci reste largement incontrôlé, essentiellement parce que les États sahéliens sont faibles, sans ressources, démunis et dysfonctionnels.