Historiquement, les compagnies aériennes ont constitué un vecteur de soft power ou d’influence. Comment cela se manifestait-il ? Sont-elles toujours aujourd’hui autant qu’hier un vecteur de soft power ?
P. Ageron : L’aviation a toujours été un outil de projection de puissance. Depuis la convention de Chicago qui a posé les jalons de l’Organisation de l’aviation civile internationale en 1944, les États doivent affirmer leur puissance dans le ciel. Le « ciel civil » devient une affaire d’État et les frontières aériennes, une affaire de souveraineté. Initialement, chaque aviation civile nationale avait en charge la question des routes aériennes. À présent, et avec la multiplication des flux, des programmes européens ont pris le relais. Les États membres délèguent une part de leur souveraineté à l’Union européenne qui, avec des outils comme le programme SESAR (Single European Sky Air Traffic Management Research), unifie les pratiques sur les routes aériennes.
Historiquement, les compagnies aériennes nationales étaient perçues comme un instrument de desserte et d’accessibilité au territoire. Toutefois, le secteur aérien n’a pas longtemps échappé à l’usage politique. Par exemple, l’affirmation d’un État est souvent liée à la création d’une compagnie aérienne nationale. Créée en 1961, Air Afrique a servi aux pays francophones, notamment ceux d’Afrique subsaharienne, à véhiculer l’idée d’une identité panafricaine et à afficher un message d’indépendance. Avec une structure polycéphale, onze États contribuaient à la compagnie continentale et chaque chef d’État réclamait quatre liaisons par semaine entre sa capitale et Paris. Les limites structurelles de cette gouvernance couplées à des erreurs colossales de gestion ont causé la perte et la fermeture définitive de la compagnie en 2002.
De son côté, KLM Royal Dutch Airlines est compagnie royale d’aviation qui a vu le jour en 1919, ce qui fait d’elle l’une des plus anciennes compagnies aériennes. Son nom lui a conféré un poids géopolitique non négligeable au cours du XXe siècle. Aujourd’hui, la compagnie Air France-KLM est détenue à 28 % à parts égales entre la France et par l’État néerlandais. À titre de comparaison, le groupe scandinave SAS, Scandinavian Airlines System, est détenu à hauteur de 45,5 % par la Suède et le Danemark, à parts égales. Le modèle d’actionnariat d’État perdure et prouve l’intérêt de lier nation et compagnie aérienne.
La pandémie mondiale de Covid-19 a démontré la présence des États dans la gestion des compagnies. Les grandes compagnies aériennes porte-drapeaux, aussi appelées les flag carries, n’ont pas été laissées pour compte. Par exemple, l’Allemagne aide Lufthansa en lui injectant une aide de 9 milliards d’euros et en détenant 20 % de ses parts. Sur un temps plus long, les dernières décennies ont plutôt été marquées par la dérégulation du secteur et une baisse de l’implication des États. Sous le président Jimmy Carter, l’Airline Deregulation Act de 1978 a permis à des compagnies comme Southwest Airlines de poser les jalons du low cost. Globalement, depuis 1980, la concurrence et la privatisation des compagnies sont largement engagées sur tous les continents. Si la tendance des États à se désinvestir est bien visible, quelques compagnies d’Asie, d’Afrique ou du Golfe résistent à la privatisation : par exemple, Singapour Airlines reste l’entière propriété du fonds souverain Temasek.
La Pan Am, la mythique compagnie aérienne américaine ayant opéré de 1927 à 1991, fut plus qu’une simple compagnie pour les États-Unis. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi et à quoi est due sa chute ?
D’abord compagnie postale, à l’image de l’Aéropostale en France, la Pan Am, Pan American World Airways, a commencé à réaliser des vols de court-courriers en 1927. Son succès s’explique en partie par l’audace de son fondateur, Juan Trippe. Il a rapidement misé sur l’invention technologique en investissant sur les Fokker F.VIII puis sur des Clipper. Ces hydravions étaient avant tout destinés à assurer la liaison entre la Floride et Cuba pendant la période de la Prohibition aux États-Unis. En s’installant à Miami, Juan Trippe a saisi l’occasion et organisé un trafic d’alcool ou transporté des clients vers Cuba, là où la consommation d’alcool était légale. Pour le second palier de développement, l’entrepreneur a voulu s’implanter en Amérique du Sud. Le gouvernement américain voyait dans Pan Am une occasion d’y renforcer son emprise. Après trois années seulement, la compagnie contrôlait plus de 20 000 kilomètres de lignes aériennes. Fort de ses succès, elle s’est tournée vers l’Asie pour agrandir son marché. Une liaison entre San Francisco et Manille fut ouverte en 1934 : elle s’effectuait en hydravion, transportait douze passagers et 150 kilos de courrier. Enfin, pendant la Seconde Guerre mondiale, son équipement et ses infrastructures ont été réquisitionnés : des Boeing ont été mis à disposition pour transporter des charges et ont notamment permis l’ouverture du pont aérien entre l’Union soviétique et les États-Unis via Téhéran ou l’Inde.