Alertée par le déficit de confiance dont témoignent les différends maritimes et terrestres régionaux et l’antagonisme géopolitique croissant entre les États-Unis et la Chine, l’Europe s’est saisie de la question de l’espace indo-pacifique pour y établir sa propre stratégie, dans une zone qui occupe un rôle moteur du commerce international.
Indo-Pacifique est une « idée neuve en Europe ». Dans le fil des réflexions entamées par la France sur l’Indo-Pacifique dès 2016 et formalisées en 2018 (1), puis par l’Allemagne avec la publication d’orientations en 2020, suivies par les Pays-Bas, l’Union européenne (UE) s’est assez rapidement approprié ce concept. En moins de deux ans, après des travaux exploratoires inspirés par Paris et Bonn, le Conseil de l’UE approuvait en avril 2021 (2) des conclusions sur le principe d’une stratégie pour la coopération dans l’Indo-Pacifique. En septembre de la même année, il entérinait le document final détaillant le contenu de cette stratégie (3). Une dernière initiative fut la nomination d’un envoyé spécial pour l’Indo-Pacifique en la personne de Gabriele Visentin.
L’ombre portée de trois grands acteurs se détache de cette approche européenne : la Chine, l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) et les États-Unis. Le document de l’UE reflète en effet les interrogations de l’organisation face au développement agressif de la puissance chinoise. S’y superposent en creux les préoccupations liées à l’impact de la rivalité économique, technologique et militaire montante entre Washington et Pékin, qui compliquent on ne peut plus la posture européenne, ravivées par la création du pacte de sécurité trilatérale AUKUS entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie. Entre les deux superpuissances en lutte d’influence que sont la Chine et les États-Unis, la position de l’UE n’est pas sans rappeler celle de l’ASEAN et sa capacité à incarner un projet régional politique, économique et sécuritaire autonome. Sans surprise, l’ASEAN est d’ailleurs au cœur des projets de coopération que l’UE entend développer en Indo-Pacifique. (4)
Un cadre de coopération multidimensionnel qui reste à opérationnaliser
Lors d’une conférence au sein d’un think tank de Jakarta, où il était en visite en juin 2021 (5), le haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité de l’UE, Josep Borrell, avait déjà évoqué les grands traits de la vision indo-pacifique de l’UE. À ceux qui ne voient en l’organisation qu’une superpuissance économique, il avait clairement opposé une approche stratégique épousant les contours d’une géographie à dominante maritime s’étendant des côtes de l’Afrique de l’Est aux États insulaires d’Océanie. Certes, le haut représentant n’avait pas hésité à citer des chiffres soulignant la vitalité économique de cette zone et son importance pour la prospérité de l’Europe, qui constitue l’un de ses principaux partenaires commerciaux. Toutefois, c’est bien la stabilité de la région qui se trouve au cœur de la réflexion indo-pacifique de Bruxelles.
Josep Borrell essayait ainsi de prévenir un reproche susceptible d’être adressé au document et d’éviter qu’il soit trop perçu comme le résultat du lobbyisme intense de quelques pays, et sans base de consensus interne solide. Il est vrai que si l’ensemble des États européens s’accordent sur l’importance de la zone indo-pacifique et de son rôle de moteur pour le commerce international et sa prospérité propre, pour certains, les opportunités qui s’en dégagent doivent rester dans la sphère économique et financière.
On trouve ici le prolongement d’un débat non tranché sur l’intérêt à ne considérer l’Asie qu’en termes économiques plutôt que stratégiques. Pour autant, parmi les sept domaines de coopération prioritaires identifiés par l’UE dans sa stratégie, les thématiques socioéconomiques globales figurent en bonne place. Il est question de travailler au retour de la prospérité de la zone après la pandémie de Covid-19 — encore très présente en Asie du Sud-Est et en Inde —, mais également de favoriser une transition écologique qui s’appuierait sur des « alliances vertes », de développer des partenariats numériques et de mettre en avant la notion de connectivité. Cette dernière fait écho à l’un des grands chantiers de l’UE sur la protection de sa souveraineté numérique et à la nécessité d’investir dans des infrastructures sécurisées à haute capacité et dans la 5G, où l’on retrouve le souci récent de réduire sa dépendance vis-à-vis de la Chine.