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La stratégie indo-pacifique de l’Union européenne au risque de la compétition Chine/États-Unis

L’absence de concertation sur un sujet majeur entre alliés traditionnels révèle le durcissement de la compétition de puissance entre les États-Unis et la Chine, rendant plus complexe la définition des relations entre l’UE et cette dernière. Plus encore, on peut y voir l’option du « tout militaire » américain soucieux de rééquilibrer la balance des forces régionales en sa faveur s’opposer à l’approche inclusive et coopérative de l’UE (7). L’identité anglo-saxonne de l’AUKUS, la présence en son sein du Royaume-Uni, lui donne de surcroit une tonalité anti-européenne sur laquelle Bruxelles ne s’est pas trompée. La question de l’appréciation de la réelle marge d’autonomie dont disposent l’UE et ses États membres dans la définition de leurs choix stratégiques, et des formats de coopération qui leur semblent les plus appropriés, se pose. Sur ce point, on notera le pragmatisme dont sait faire preuve l’UE, qui a exprimé son intérêt pour rejoindre le Quad, le forum de dialogue quadrilatéral sur la sécurité rassemblant les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde, et que Joe Biden souhaite élargir tant sur le plan des problématiques à y traiter que sur le format.

L’AUKUS prend ainsi l’UE de court et l’oblige à des mises au point rapides alors que la présidence française qui se profile pour 2022 a placé la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), au cœur de son action. Certains États membres sont conscients de l’importance d’une réflexion commune sur la sécurité dans la définition d’une stratégie indo-pacifique, mais, à l’image des pays d’Europe de l’Est et de la Baltique, cette réflexion se projette avant tout dans leur relation avec les États-Unis. Ceux-ci étant un partenaire majeur pour la sécurité de l’Europe à travers l’OTAN, les États membres estiment assez normal de soutenir les alliances américaines en Asie. S’y ajoute la perspective que si l’expansion de la Chine est de nature économique et technologique en Europe, elle comporte une dimension militaire plus marquée en Asie, à laquelle seuls les États-Unis et leur réseau d’alliances peuvent faire face de façon crédible.

Les limites de la politique d’accommodement avec la Chine

Longtemps accusée de pusillanimité face à Pékin, perçu avant tout comme son premier partenaire économique et commercial, l’UE est devenue plus vigilante dans sa relation avec la Chine. Celle-ci est passée du statut de partenaire à concurrent puis à celui de rival systémique. La gestion de la pandémie de Covid-19 par Pékin, la diplomatie agressive de ses ambassadeurs « loups-guerriers » ainsi que les mises au pas brutales du Xinjiang et de la démocratie hongkongaise auront décillé les yeux des Européens, même si leur réponse apparaît encore faible, tant aux yeux de Washington que de l’Inde. En insistant sur l’approche coopérative et inclusive, la stratégie indo-pacifique européenne prolonge l’ambiguïté de cette posture et à tout le moins révèle la difficulté, si ce n’est le refus, d’un positionnement trop net. Elle s’en explique en soulignant les intérêts communs entre l’UE et Pékin, notamment en matière de lutte contre le changement climatique, de gestion des pêches et de protection de la biodiversité. Face à une approche américaine qui n’a de cesse de dénoncer le révisionnisme de Pékin et considère la Chine comme un compétiteur global, le contraste est flagrant. (8)

Dans son discours sur l’état de l’Union prononcé le 15 septembre 2021 (9), la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen avait tenté un effort de clarification tout en énonçant que la relation avec la Chine constituait pour l’UE l’une des plus importantes sur le plan stratégique mais aussi celle comportant le plus de défis sur le plan des systèmes de gouvernance, des valeurs et des droits de l’homme. Elle avait notamment appelé les États membres à se montrer capables de réagir plus rapidement, par exemple en passant au vote à la majorité qualifiée,— du moins en ce qui concerne les droits de l’homme et la mise en œuvre de sanctions. L’UE s’est d’ailleurs dotée d’un mécanisme de surveillance sur les investissements étrangers, en particulier dans les secteurs stratégiques, afin de se prémunir contre des actions chinoises ciblant des industries de haute technologie.

On notera par ailleurs que la Chine apparait en filigrane dans la stratégie de l’UE pour l’Indo-Pacifique, ne serait-ce qu’à travers les nombreux rappels sur le respect des normes et de l’état de droit que comporte le document, et plus encore dans le rappel du respect de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Ainsi, l’UE insiste sans surprise sur la préservation des voies d’approvisionnement maritimes libres et ouvertes en mer de Chine du Sud, adoptant un discours martelé depuis des années par le Japon, les États-Unis et l’Inde.

Une approche sécuritaire à dominante maritime

Vues d’Europe, les dynamiques de sécurité les plus préoccupantes de la région indo-pacifique appartiennent au domaine maritime (10), à l’absence de piraterie et à la libre circulation sur les grandes lignes de communication maritime. S’y ajoutent des enjeux propres aux approches indo-pacifiques de nombreux partenaires, dont l’ASEAN, les États-Unis, l’Inde et le Japon, c’est-à-dire la liberté de navigation, la protection des ressources liées à l’économie bleue — dont les réserves halieutiques —, les atteintes à la biodiversité marine et la protection des câbles sous-marins.

À propos de l'auteur

Marianne Peron-Doise

Chercheure associée à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), où elle dirige l’Observatoire géopolitique de l’Indopacifique, et chargée de cours à Sciences Po Paris.

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