Cinq domaines ressortent, tant dans le débat public que dans l’élaboration des politiques européennes, comme les principales menaces transnationales pour la souveraineté stratégique européenne. En effet, diverses puissances instrumentalisent les interdépendances asymétriques dans les domaines des soins de santé, des relations économiques, de la technologie numérique, de la sécurité et des questions climatiques d’une manière qui réduit la capacité de l’Europe à agir de manière autonome et à protéger les intérêts et les valeurs de ses citoyens.
1. La souveraineté sanitaire
La pandémie de Covid-19 a démontré que la capacité à entretenir et à protéger un système de santé efficace est une question de sécurité, et que l’Union européenne (UE) et ses États membres ne sont pas encore en mesure de maintenir l’autonomie européenne dans ce domaine.
Si l’UE peut compter sur une coopération internationale efficace pour résoudre ses problèmes de santé, elle est néanmoins en concurrence avec ses principaux rivaux pour l’obtention de ressources rares et de technologies clés. Les institutions multilatérales telles que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ne sont pas en mesure de garantir une telle coopération dans leur configuration actuelle. Dès le début de la pandémie, les États membres de l’UE se sont rendu compte que, malgré leur puissance économique, ils ne pouvaient fournir suffisamment d’équipements de protection médicale en temps de crise. En outre, les systèmes de soins de santé varient considérablement d’un pays européen à l’autre, ce qui rend la coopération et la convergence difficiles — et les Européens encore plus vulnérables.
En réaction, l’UE et ses États membres ont fait d’énormes progrès en un temps relativement court pour accroître leur capacité à protéger leur souveraineté en matière de santé. L’UE a déjà commencé à utiliser son pouvoir réglementaire pour améliorer sa capacité à faire face aux crises sanitaires et à diversifier les chaînes d’approvisionnement en produits médicaux et en équipements de protection essentiels de base.
Dans son discours sur l’état de l’Union de septembre 2020, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a proposé de renforcer l’Agence européenne des médicaments, de commencer à constituer des stocks stratégiques de médicaments et d’autres équipements de santé au niveau de l’UE et de créer une version européenne de la BARDA (Biomedical Advanced Research and Development Authority), l’agence de recherche américaine, afin de stimuler la recherche et le développement en matière de santé en Europe. Il reste cependant beaucoup à faire et il est temps de se demander si l’UE a besoin de plus de compétences en matière de soins de santé.
2. La souveraineté économique
L’interdépendance économique complexe qui est apparue à l’ère de la mondialisation a créé de multiples dépendances asymétriques qui ont limité la liberté d’action européenne. En effet, l’UE reste très dépendante de chaînes d’approvisionnement mondiales, notamment dans des secteurs clés en Chine tels que l’automobile et l’électronique. Or, comme l’a illustré la crise de la Covid-19, ces chaînes sont vulnérables aux perturbations causées à la fois par des catastrophes naturelles et par des actes humains. L’UE dépend de ressources naturelles rares pour l’énergie et du lithium, du cobalt ou de métaux de terres rares pour la fabrication de produits industriels de haute technologie. Et cette dépendance ne fera qu’augmenter si elle veut atteindre ses objectifs climatiques. La Russie, la Chine, les États-Unis et d’autres pays ont tous essayé d’utiliser leur contrôle sur ces ressources pour obtenir des concessions géopolitiques, avec un succès toutefois limité.
L’UE dépend également du maintien des conditions de concurrence équitables pour que ses entreprises restent compétitives sur le marché international. Or ses principaux partenaires commerciaux, en particulier la Chine, subventionnent largement leurs propres champions nationaux, favorisant leur accès au crédit et faussant ainsi la concurrence.
Enfin, l’UE utilise le système financier international pour placer son épargne, canaliser ses investissements et financer ses déficits publics. Mais ses principaux partenaires, notamment les États-Unis et peut-être bientôt la Chine, utilisent leur contrôle asymétrique et leur capacité à appliquer des sanctions pour promouvoir leurs intérêts géopolitiques.
La première stratégie européenne pour gérer ces types de dépendances consistait à essayer de reproduire autant que possible le système de gouvernance économique européen au niveau mondial. Des organisations telles que le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et l’OMC sont censées réguler l’exploitation de l’avantage asymétrique. Mais, actuellement, ce système est en déroute. Le différend entre les États-Unis et la Chine a fait courir à l’OMC un risque de désintégration (son cadre de résolution des différends étant déjà inopérant). Pendant ce temps, les Chinois et les Russes s’affairent à construire des institutions et des filets de sécurité financiers alternatifs, tels que la Nouvelle banque de développement, la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures et celles liées la « Belt and Road Initiative ». Ces mécanismes jouent des rôles similaires, mais sans toutes les conditionnalités et réglementations gênantes qui caractérisent le système existant. Ce modèle rend les accords financiers avec la Chine et la Russie beaucoup plus attrayants pour de nombreux régimes dans le monde.
L’UE et ses États membres déploient donc divers efforts pour renforcer le système de gouvernance mondiale. Ils cherchent notamment à conclure une alliance souple avec des pays partageant les mêmes idées, comme le Japon, l’Australie, la Corée du Sud et même l’Inde, qui pourraient former un caucus démocratique. Ces intentions peuvent avoir un certain effet. Mais avec la Chine, la Russie, la Turquie et même parfois les États-Unis qui s’écartent de plus en plus de ce système, il semble insensé de compter sur la gouvernance mondiale pour continuer à protéger la souveraineté économique européenne.
Cela implique que l’effort fondamental d’un programme de souveraineté économique doit consister à réduire les dépendances asymétriques à l’égard des puissances extérieures sans recourir au protectionnisme ni même limiter considérablement le commerce international et les activités d’investissement. La Commission européenne a déjà reconnu cette nécessité d’équilibre entre une plus grande autonomie et l’ouverture dans son effort pour promouvoir une « autonomie stratégique ouverte ». Mais ces dépendances sont nombreuses et c’est une tâche sans fin.
3. La souveraineté sécuritaire
L’aspect le plus sacré de la souveraineté est la capacité de défendre la nation contre les menaces extérieures. Depuis la fin de la guerre froide, la plupart des États membres de l’UE ne se sont pas sentis réellement menacés à cet égard. Réunis, ils comptaient parmi les États militaires les plus puissants du monde et s’abritaient derrière la protection des États-Unis. Mais avec l’affirmation de la Chine, la résurgence de la Russie, une Amérique qui se tourne davantage vers l’Indopacifique et une multitude de menaces asymétriques émanant d’autres puissances et d’acteurs non étatiques, ils sont désormais confrontés à de nouvelles vulnérabilités en matière de sécurité, contre lesquelles ils n’ont pas la capacité de se défendre seuls.
En toutes circonstances, la sécurité restera une compétence des États membres et ces derniers continueront de posséder la grande majorité des capacités de sécurité. De même, les Européens continueront à vouloir la coopération et l’assistance des États-Unis dans ce domaine tant qu’elles leur seront proposées. Mais il est devenu évident que la coopération et la coordination au niveau européen jouent un rôle croissant pour renforcer les capacités des États membres et réduire la dépendance à l’égard des États-Unis.