Dans le monde troublé par la guerre que mène l’armée de Vladimir Poutine en Ukraine depuis le 24 février 2022, le hard power semble avoir davantage d’importance. Or, depuis les deux dernières années, nous assistons à la mobilisation des outils diplomatiques alternatifs par le gouvernement russe. Cela se passe dans le contexte où l’image de la Russie est discréditée à plusieurs égards, bien avant le 24 février 2022, date du début de la guerre. Pénalisée à la suite des scandales de dopage institutionnalisé, soupçonnée d’ingérence dans la politique intérieure des États étrangers, accusée de propagande et bannie par plusieurs États européens pour ses canaux d’influence médiatique, la Russie voit son vaccin rejeté par l’Union européenne et les États-Unis, et son soft power quasiment endigué en Europe et en Amérique du Nord. Cependant, le Kremlin ne cède pas devant ces obstacles et persévère pour accroître son rayonnement international et gagner de l’audience.
Le fossé continue à se creuser entre la Russie et l’Occident, et désormais cette fracture apparaît irrémédiable. Depuis la petite décennie post Crimée, la Russie réoriente son influence extérieure vers les aires jusque-là peu explorées sinon négligées. Si certains outils comme les réseaux sociaux ou l’influence via le cyberespace sont des outils récents et attestent d’un certain dynamisme en matière de diplomatie, d’autres, plus classiques, réémergent au grand jour.
Les décombres de l’empire cinématographique soviétique hérités par la Russie subissent un déclin depuis la perestroïka : les productions s’arrêtent, plusieurs studios font faillite et les cinémas ferment. Au premier abord, il s’agit de soucis économiques, mais le problème s’avère essentiellement structurel : cette industrie du septième art fut conçue pour fonctionner en association avec les institutions d’un État autoritaire. La reprise en main de cette industrie s’avère très récente et n’est pas encore tout à fait accomplie. Toutefois, à ce stade déjà, cette reprise comprend l’usage du cinéma en tant qu’outil diplomatique. Mais à quelle échelle ?
Cet article se propose de dresser un état des lieux de l’industrie cinématographique russe en matière de soft power et d’étudier ses interactions avec les décideurs politiques afin de cerner les grands axes d’action culturelle et politique envisagée par la Russie via sa production audiovisuelle. Pour ce faire, l’analyse part de l’aperçu du modèle d’exportation du cinéma existant et sa filiation avec le modèle soviétique, pour ensuite s’intéresser aux voies d’influence diplomatique en rapport avec le cinéma, et, enfin, s’interroger sur les thèmes majeurs du cinéma exporté.
Refonte du modèle soviétique d’exportation du cinéma
La Fédération de Russie a hérité d’une immense partie de l’empire cinématographique soviétique, dont les grands studios comme Mosfilm, Lenfilm ou les studios Gorki, mais aussi les instances de gestion, de contrôle et d’exportation de la production cinématographique. Il convient de s’interroger sur la façon dont le gouvernement russe contemporain parvient à gérer et à promouvoir l’exportation de son septième art.
Pour tâcher de répondre à cette interrogation, nous allons d’abord retracer le développement des structures majeures responsables de la production et de l’exportation du cinéma telles qu’héritées par la Russie actuelle avant d’étudier plus en détail les axes de travail et les défis rencontrés par ces structures.
Roskino (acronyme de Rossiya, « Russie » et kino, « cinéma »), structure officielle majeure dans la promotion du cinéma russe dans le monde, est l’héritière directe des deux grandes institutions de l’État soviétique, Goskino (plus orientée à l’intérieur) et Sovexportfilm. Fondée en 1945, cette dernière concentrait toutes les fonctions nécessaires à la diffusion du cinéma à l’étranger, de la production et distribution à la postproduction (sous-titrage, doublage) et projection. Par exemple, en France, Sovexportfilm avait un contrat avec un distributeur officiel, la société Cosmos, qui possédait le cinéma éponyme rue de Rennes à Paris (actuel cinéma L’Arlequin). À partir de 1986, la libéralisation du marché du cinéma en URSS entraîna une forte baisse d’influence de Sovexportfilm, contrainte de restructurer ses activités. Orpheline après 1991, privée de projets et de financements, Sovexportfilm survécut néanmoins à l’URSS pendant vingt longues années. Ce n’est qu’en 2011 qu’elle fait l’objet d’une importante refonte pour enfin changer d’enseigne et devenir une société anonyme, Roskino, gérée conjointement par le ministère de la Propriété fédérale et celui de la Culture. Dans sa présentation officielle, Roskino affiche sa filiation avec Sovexportfilm et ses prédécesseurs (qui ne revêtaient ni le même statut ni les mêmes fonctions), notamment Sovkino, et ainsi fait remonter son ancienneté à 1924. La création de Roskino en 2011 suscita un espoir auprès des cinéastes russes : le président d’alors, Dmitri Medvedev, étant davantage ouvert aux contacts avec l’Occident, permet de s’attendre au développement de plusieurs stratégies de coopération internationale et à une plus grande ouverture sur le marché du cinéma en Europe.