Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Le géant endormi : l’essor du cinéma comme instrument de soft power russe

Afin de dynamiser la nouvelle agence fédérale directement subordonnée au ministère de la Culture, l’on nomme à sa direction Ekaterina Mtsitouridze, alors jeune productrice et inconditionnelle des grands festivals européens du cinéma : à Berlin, à Cannes ou à Locarno. Particulièrement francophile, elle songe à réorganiser Roskino sur le modèle français et exprime à plusieurs reprises son admiration pour le travail d’Unifrance. À présent, il est difficile de juger de la pertinence de sa stratégie orientée vers l’Occident, étant donné que cette politique ne s’alignait pas sur la conjoncture diplomatique du troisième mandat de Poutine, notamment après la rupture provoquée par l’annexion de la Crimée en 2014. Roskino, en sa version de 2011, est une entreprise contrôlée par l’État à l’instar de Sovexportfilm, mais sans le réel pouvoir de cette dernière : la plupart des films sont produits par des sociétés privées qui ne reconnaissent pas d’utilité à cette structure d’État opaque perçue davantage comme une barrière plutôt qu’un soutien. En outre, aucune réelle réforme annoncée par Mtsitouridze ne fut entreprise, tandis que plusieurs fonctionnaires ou producteurs privés condamnent publiquement l’improductivité et l’inutilité de Roskino.

Entre-temps, en absence de réel acteur étatique dans le domaine d’exportation durant les années 2010, ce sont les grands groupes médiatiques qui s’emparèrent d’une large part de la production de films ou de séries. Parmi eux, plusieurs groupes à forte participation de l’État, dont certains financés par les géants de l’énergie comme Gazprom-Media ou NMG (National media group), des entreprises privées (la participation de l’État russe n’a pas pu être vérifiée) telles que Star Media ou STS Media, mais également des sociétés plus anciennes issues des temps de la perestroïka comme CTB Film Company. Leurs productions connaissent un succès inédit sur le marché intérieur, mais pour les exporter, ces groupes ont besoin d’être représentés et soutenus par l’État russe. C’est le propos que tiennent les grands producteurs dans leurs adresses au gouvernement ; un nombre d’entre eux étant par ailleurs représentants politiques, comme Fedor Bondartchouk, demande une intervention de l’État pour une promotion efficace des industries cinématographiques russes. D’autant plus que certains acteurs privés proposent déjà des stratégies de promotion comme l’entreprise privée Expocontent qui réussit à établir les contacts entre les producteurs russes et les distributeurs étrangers pour vendre les meilleurs projets russes. Une certaine Evgenia Markova, spécialiste en matière de coopération internationale, dirige cette entreprise. C’est sa candidature que les groupes privés défendent auprès du gouvernement. En février 2020, ce dernier donne le feu vert et renvoie la directrice de Roskino pour laisser cette place à Markova et ainsi lui permettre de réaliser des projets très ambitieux déjà entamés chez Expocontent. À l’annonce de sa nomination, les médias ne manqueront pas de rappeler que Markova est la femme de Viatcheslav Mourougov, PDG de STS Media, puissant producteur de cinéma et de télévision.

À partir de là, Roskino prend son élan. Trois directions se dégagent dans son développement.

Premièrement, il est question de transformer Roskino en une « marque ombrelle », — l’unique enseigne représentant le cinéma russe à l’étranger ; une marque au nom et à l’image identifiables —, ce qui a pour but d’augmenter la part du marché russe à l’étranger.

Deuxièmement, Markova propose de mettre en place un « conseil de lobbying » qui offrirait une tribune aux acteurs privés majeurs afin de coordonner leurs efforts sous contrôle étatique et définir une stratégie commune de promotion du cinéma russe. Ce projet prit forme en décembre 2020 quand le Premier ministre russe créa une commission gouvernementale de promotion du contenu audiovisuel national.

Troisièmement, Roskino s’engage désormais à apporter davantage de transparence au marché du cinéma russe, y compris à l’étranger, notamment en établissant des analyses régulières et détaillées du secteur jusque-là plus qu’opaque.

Dans ce nouveau format, depuis 2020, Roskino possède le statut d’une entreprise d’État ; moins lourde que ses prédécesseurs, elle sert de vitrine du cinéma et de l’audiovisuel russe sur les marchés du cinéma et dans les échanges culturels officialisés. De ce point de vue, les nouveaux axes de développement proposés par Markova, très concrets, donnent aussitôt leurs fruits. Ainsi, en 2021, dans son rapport annuel, le ministère de la Culture enregistre une hausse importante (de plus de 100 %) dans le nombre d’entreprises participantes et de projets pris en charge par Roskino. Selon ce rapport, le montant global des marchés conclus par les entreprises via Roskino en 2020 s’élève à 15 millions de dollars américains. Nous ne disposons pas des chiffres des années précédentes pour établir une comparaison (pour cause de l’opacité évoquée plus haut).

En outre, ce rapport paru quelques mois seulement après la nomination de Markova atteste des résultats concrets dans la conquête des marchés étrangers par Roskino : il s’agit notamment d’un nouvel événement international, Key Buyers Event, une foire de films et de séries russes réunissant les gros producteurs du monde entier. La première édition de ce forum eut lieu en 2019 et fut organisée alors par Expocontent. Depuis 2020, Key Buyers Event, l’événement international désormais soutenu par le gouvernement russe, prend une envergure insoupçonnée malgré le contexte sanitaire. À son apogée, en juin 2021, pour sa troisième édition, l’événement enregistre un nombre inédit de participants des deux côtés ainsi que le nombre des projets représentés. Interrogée lors de la conférence de presse de 2021 sur les chiffres des marchés conclus lors de la dernière édition de ce forum, Markova invoque le secret commercial. Toutefois, elle fait allusion dans sa réponse à d’importants contrats en préparation avec Netflix et Amazon.

<strong>Données statistiques réunies sur l’événement Key Buyers Event</strong>
Données statistiques réunies sur l’événement Key Buyers Event (Roskino, Expocontent)

Année

2021

2020

2019

Entreprises étrangères présentes

119

120

42

Professionnels présents

750

600

120

Pays représentés

80

70

21

Films, séries, documentaires, coproductions 

400 (dont 100 films, 50 documentaires, 90 séries, 75 coproductions, 70 projets d’animation, etc.)

300

119
(dont 51 films, 42 séries, 26 projets d’animation)

Pour résumer, une brève étude de Roskino nous permet de comprendre l’articulation entre l’État et le secteur privé dans l’exportation et la diffusion du cinéma russe à l’étranger. Rappelons que cette entreprise d’État est créée en 2011, avec un cadre des activités défini seulement en 2020. Elle arbore une enseigne stylisée soviétique et revendique une filiation avec le puissant organe de production et de distribution en URSS pour servir de vitrine et de passeur pour le cinéma russe.

À propos de l'auteur

Dimitri  Filimonov

Docteur en études slaves ; membre partenaire de l’unité mixte de recherche Sirice (Sorbonne, identités, relations internationales et civilisations en Europe) ; enseignant-chercheur à l’Université Jean Moulin Lyon 3.

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