Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Le géant endormi : l’essor du cinéma comme instrument de soft power russe

Le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, se montre plus sceptique quant à l’usage du concept. Lors d’une conférence de presse en 2016, interrogé par une journaliste de la Komsomolskaïa Pravda qui évoquait le soft power américain, Lavrov ne cache pas son mépris pour ce terme qui sonne trop étranger. Plus récemment, en janvier 2022, après le scandale du dopage des sportifs russes aux Jeux olympiques de Pékin, Lavrov accuse la communauté internationale de malveillance envers les participants russes. Ulcéré, il tient à rappeler qu’au temps de la guerre froide, « la puissance soviétique recourait au hard-soft power » avant d’ajouter : « Pour le hard, vous savez bien de quoi je parle, pour le soft, c’était le ballet, le sport, les arts et la culture. » À présent, il assume l’usage du soft power comme outil diplomatique pour sa politique extérieure : « Il est très important à présent que les éléments attirants de notre image en tant qu’État, peuple, nation et civilisation soient accessibles à ceux qui s’y intéressent ». Cela indique la direction dans laquelle se développe une des composantes historiques du ministère des Affaires étrangères russe, celle qui gère la diplomatie publique et la coopération culturelle. Il s’agit de l’agence fédérale Rossotroudnichestvo, activement impliquée entre autres dans la promotion du cinéma russe à l’étranger.

Rossotrudnichestvo est une instance officielle de l’État subordonnée au ministère des Affaires étrangères responsable des affaires de la CEI, des compatriotes à l’étranger et de la coopération humanitaire internationale. Comme Roskino, cette agence fait remonter son ancienneté aux années 1920 et indique sa filiation avec VOKS, la puissante société soviétique de liaisons culturelles avec l’étranger. Dans sa version récente, Rossotrudnichestvo opère depuis 2008. Un autre parallèle avec Roskino : un changement de direction révélateur en 2020. C’est un quadragénaire énergique, Evgueni Primakov, qui est nommé à la tête de l’agence fédérale, après plus de vingt ans de carrière de journaliste, souvent sur les lieux de conflits militaires. Dès son arrivée à Rossotrudnichestvo, il lance une vaste campagne de rebranding qui comprend plusieurs éléments, du logo et « nom de marque » aux nouveaux programmes de coopération très concrets visant à intensifier les contacts avec les pays non occidentaux. Dorénavant, ce sont les « maisons russes » et non plus des centres de culture et de science qui accueillent les compatriotes à l’étranger et ceux qui s’intéressent à la Russie. En 2022, 97 maisons dans 80 pays organisent régulièrement des événements pour promouvoir la culture russe, où le cinéma revêt une fonction double, entre divertissement et diplomatie.

Après consultation de l’agenda de plusieurs centres culturels à travers le monde, on se rend compte qu’il existe deux volets d’action de Rossotrudnichestvo, en tant qu’organe diplomatique, dans la promotion du cinéma russe ou plutôt dans « l’instruction par le cinéma ». Le premier volet, assez classique, consiste en projections mensuelles de films russes récents ou classiques, en organisation des semaines du cinéma russe ou des cycles thématiques. Dans les rapports du ministère de la Culture, ces projections figurent sous le titre de « diffusion non commerciale ». En novembre 2020, le Russian Film Festival, festival du cinéma russe en ligne, a été organisé à l’initiative de Roskino en partenariat avec Rossotrudnichestvo. Avec sa deuxième édition de juin 2021, plus ambitieuse encore, il a réuni plus d’un million de spectateurs dans 23 pays (avec l’Inde, l’Australie et la Corée dans les premières lignes par nombre de vues). Le deuxième volet, développé plus récemment, consiste en production et en diffusion de films « ciblés » à destination de chaque « pays d’accueil » de maisons russes. Concrètement, ce sont des films « sur-mesure » réalisés pour illustrer le lien existant entre la Russie et le pays destinataire, souvent avec un accent sur le passé commun.

Plusieurs exemples peuvent être cités en ce sens : d’abord, les pays de la CEI comme la zone prioritaire de diplomatie culturelle russe (notamment l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan). Par exemple, en 2021, la maison russe à Erevan organisa une projection du film biographique consacré au général arménien qui combattait les Turcs aux côtés des Russes durant la guerre 14-18 intitulé Sardarapat : le général attend (2021, réal. Alexandre Maroutian). Au Kirghizistan, la maison russe projeta récemment le film Retour dans les steppes (2020, réal. Alexandre Prochkine) mettant en scène une histoire de cohabitation des Russes et des nomades autochtones dans les steppes du Sud de la Russie. Au Tadjikistan, la maison russe révèle au grand jour les films soviétiques réalisés par les cinéastes tadjiks conservés dans les archives russes. Les nouvelles productions « thématiques » peuvent être pour la plupart des commandes de Rossotrudnichestvo ou du ministère des Affaires étrangères.

Pour en augmenter le nombre, depuis 2021, Rossotrudnichestvo met en place un système de partenariats entre les studios locaux et les producteurs russes, mais encourage aussi les jeunes cinéastes locaux à se former au VGIK à Moscou. Les appels à participation ont déjà été diffusés via les maisons russes en Arménie et en Ouzbékistan. Formés directement à la source, ces cinéastes pourraient à l’avenir participer à la diffusion d’une image positive de la Russie à travers leurs œuvres futures.

Il semble que Rossotrudnichestvo soit au tout début de sa transformation portée par Primakov. Selon lui, les pays asiatiques de la CEI (l’étranger proche) sont prioritaires, et la crise ukrainienne montre que les enjeux tels que l’adhésion à l’idée du « monde russe », aux valeurs traditionnelles russes et à la russophonie sont plus que jamais au cœur des préoccupations dans la politique extérieure russe. Dans ce contexte, au vu des exemples cités plus haut, on peut considérer que la diplomatie russe reconnaît l’utilité du cinéma en tant qu’outil d’influence. Or, pour le moment, elle prêche auprès des convertis. Cependant, en tenant compte de la relance de l’industrie cinématographique et de sa meilleure visibilité à l’international ces deux dernières années, une extension des zones couvertes par la diplomatie cinématographique, sur le long terme, s’avère très probable, notamment en Asie et en Amérique latine. Mais sous quelle forme ? Il existe plusieurs catégories de films exportés et il serait utile d’en dresser une typologie.

Les terrains conquis par le cinéma russe : typologie des produits

Pour établir une classification des séries et films russes instrumentalisés par la diplomatie officielle, il apparaît pertinent de définir la finalité de cet outil diplomatique. Que peut-on obtenir grâce à cette arme qu’est le cinéma ? Le cinéma peut permettre à l’État de (ré)affirmer sa présence géopolitique et sa puissance diplomatique vis-à-vis d’un autre État ; lui présenter son narratif national ; transmettre les valeurs propres à une culture, à une société ; proposer une alternative aux produits présents sur le marché, etc. Dans sa variété de formes, le cinéma russe remplit ces fonctions à l’étranger. Cette dernière partie propose une analyse non exhaustive de certaines productions récentes en lien avec les sujets géopolitiques.

À propos de l'auteur

Dimitri  Filimonov

Docteur en études slaves ; membre partenaire de l’unité mixte de recherche Sirice (Sorbonne, identités, relations internationales et civilisations en Europe) ; enseignant-chercheur à l’Université Jean Moulin Lyon 3.

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