Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Le géant endormi : l’essor du cinéma comme instrument de soft power russe

Films de guerre : quand le hard power rencontre le soft power

Ukraine et Donbass

La phase active du conflit ukrainien a commencé en 2014, et même si la guerre informatique s’est engagée très tôt entre la Russie et l’Ukraine, le cinéma russe a longtemps ignoré le sujet. En même temps, les cinéastes ukrainiens ont consacré non moins de 12 films au sujet des conflits avec les séparatistes de Donetsk et de Lougansk (dont le film Donbass du célèbre Sergueï Loznitsa présenté à Cannes en 2018, ou Frost du Lituanien Sarunas Bartas, avec Vanessa Paradis, de 2017). Aucun de ces films n’a été distribué en Russie. En revanche, la production du studio de cinéma dirigé par les séparatistes prorusses et situé à Lougansk, Lougafilm, a fait l’objet d’appropriation par les Russes, notamment pour les fins diplomatiques.

Visionnage du film Milicienne (Opoltchenochka en russe) par le 44e régiment de chars dans la région de Vladimir, Russie. © Lougafilm

Entre 2017 et 2019, Roman Razum, directeur du studio Lougafilm, a coréalisé avec Alexeï Kozlov le film Milicienne (Opoltchenochka en russe), qui mêle romance dramatique et catastrophe de guerre subie. C’est l’histoire de trois femmes qui, par des voies différentes, intègrent les unités des séparatistes (appelées « la milice ») pour combattre l’ennemi commun : les Ukrainiens qui, selon les auteurs du film, sont à l’origine des violences. Ce film de propagande est réalisé avec quelques acteurs locaux, mais aussi beaucoup d’acteurs non professionnels issus de la population sur place. Une invitée de marque figure dans la distribution, Natalia Poklonskaïa, personnalité idéologique d’importance qui joue son caméo. Procureure ukrainienne en Crimée avant 2014, elle soutient l’annexion de la presqu’île par les Russes et défend avec ferveur le régime de Poutine. En février 2022, elle a été nommée directrice adjointe de Rossotrudnichestvo. Avant cela, en 2021, cette agence fédérale avait déjà fait une large campagne de promotion du film dans toutes les 98 maisons russes à travers le monde, permettant ainsi d’expliciter et de justifier la prise de position russe vis-à-vis de l’indépendance des républiques. Depuis, le film n’est jamais sorti en salles en Russie, mais il est diffusé via de nombreuses plateformes dont YouTube, iTunes, et VK, le réseau social russe. Ainsi, la diplomatie russe officielle s’approprie le discours des séparatistes afin de le diffuser aux compatriotes à l’étranger et aux sympathisants par le biais de ces centres culturels.

L’affiche du film Opoltchenochka (Milicienne). © Lougafilm 

Un autre film sur le même thème, Le Soleil noir — Solntsepek en russe — (2021, réal. Maksim Brius et Mikhaïl Wasserbaum) place l’action au début du conflit russo-ukrainien, en été 2014. Le film raconte l’histoire d’une famille qui tente de quitter la zone du conflit, mais se retrouve piégée sous les tirs de l’armée ukrainienne. Ces derniers sont présentés comme l’unique source de violence inouïe, d’autant plus que, dans leurs actes, ils sont accompagnés par les Américains et les descendants des nazis allemands. C’est cette dernière allusion qui est centrale dans l’image d’ennemi créée dans le discours des séparatistes prorusses. L’allusion est renforcée par la présence dans le casting d’Alexeï Kravchenko, acteur qui avait joué le rôle principal dans le film emblématique d’Elem Klimov Requiem pour un massacre (Mosfilm et Belarusfilm, 1985) sur les crimes contre l’humanité des nazis en Biélorussie.

À propos de l'auteur

Dimitri  Filimonov

Docteur en études slaves ; membre partenaire de l’unité mixte de recherche Sirice (Sorbonne, identités, relations internationales et civilisations en Europe) ; enseignant-chercheur à l’Université Jean Moulin Lyon 3.

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