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La crise ukrainienne met-elle l’Union européenne et ses membres au pied du mur ?

Au vu des besoins mondiaux en lithium, en cuivre, en terres rares, en molybdène, ou en niobium, pour ne citer que ces métaux, la Russie, tout comme l’Ukraine ou le Kazakhstan d’ailleurs, faisait partie de ces pays qui étaient de facto des partenaires naturels de l’Union européenne. Au moins à court et à moyen termes, cette perspective a volé en éclats avec une Russie sous embargo et certainement peu encline à renouer le dialogue sur un sujet où elle dispose de multiples clients potentiels, la Chine et l’Inde au premier chef. La guerre en Ukraine ne fera donc que plus encore précipiter la Russie dans les bras de la Chine, politique que craignait pourtant au plus haut point Vladimir Poutine qui souhaitait conserver un équilibre entre ses intérêts à l’ouest et à l’est.

La France, comme tous les États membres de l’Union européenne, devra donc s’attacher à revoir sa pensée stratégique et industrielle. Cela implique de revoir très clairement la sécurité de nos territoires — un concept mis en valeur du 29 au 31 mai 2018 lors des premières Assises de la sécurité globale des territoires de Lyon (5) sur des thématiques aussi diverses que la protection des intérêts industriels et technologiques des régions françaises, la diffusion de technologies liées à la transition énergétique et tous les thèmes qui visent à réduire l’état d’extrême faiblesse industrielle de la France que la crise de la Covid-19 et la guerre en Ukraine n’ont fait que révéler au plus grand nombre. Et parmi les questions les plus brûlantes figure celle de la relation de la France avec l’Allemagne, particulièrement mise à mal ces dernières années et plus encore depuis le déclenchement de la crise ukrainienne.

Le couple franco-allemand, grand perdant de cette crise ?

Les quinze dernières années qui se sont écoulées ont été marquées par l’émergence de difficultés multiples entre la France et l’Allemagne, peu perçues par les opinions publiques tant la méconnaissance des deux pays l’un pour l’autre est devenue profonde, alors que la relation bilatérale entre ces deux voisins est souvent considérée comme l’un des piliers les plus stables de la galaxie diplomatique européenne. Depuis la création des premières communautés européennes dans les années 1950, la France a fait de cette relation l’un des axes majeurs de sa politique étrangère, au point d’en oublier régulièrement que les intérêts des deux États pouvaient prendre des trajectoires divergentes et même radicalement opposées dans bien des domaines particulièrement stratégiques (énergie, défense, espace, etc.). La signature du traité de l’Élysée le 22 janvier 1963 — texte destiné à sceller la réconciliation historique entre la France du général de Gaulle et l’Allemagne fédérale du chancelier Konrad Adenauer — avait pourtant été suivie d’un brutal rappel à l’ordre de ce qu’étaient les intérêts vitaux de l’Allemagne d’après-guerre, montrant à quel point cette relation pouvait être basée sur de profonds malentendus.

En effet, le 15 juin 1963, le Bundestag ratifia le traité de l’Élysée en ajoutant un préambule qui mettait à bas les principes défendus par la France lors de sa signature et qui rappelait en fait ce que l’Allemagne considérait désormais comme ses intérêts les plus vitaux, à savoir : l’étroite association entre l’Europe et les États-Unis d’Amérique ; la nécessaire admission du Royaume-Uni dans ce qui était alors la Communauté économique européenne (il est admis le 1er janvier 1973 pour finalement quitter l’Union européenne le 31 janvier 2020 à la suite du référendum sur le Brexit du 23 juin 2016) ; l’existence d’une défense commune dans le seul cadre de l’Alliance de l’Atlantique nord (et non d’une défense européenne indépendante des États-Unis) ; et enfin, l’existence d’une politique commerciale faisant de l’Atlantique nord un espace économique unifié, contrairement à la volonté du général de Gaulle de faire de l’Europe une « grande puissance » économique indépendante des États-Unis.

Les Allemands, dans ce préambule du 15 juin 1963, ont tracé leurs lignes rouges et la crise ukrainienne est venue rappeler que la plus belle amitié du monde devait tenir compte de réalités géopolitiques bien plus conséquentes qu’une simple volonté de faire de l’axe franco-allemand la clef de voûte d’une construction européenne de moins en moins en cohérence avec ce que voulait en faire la France dans les années 1960 et 1970. N’ayant pas conceptualisé de véritable alternative à la relation franco-allemande parmi ses intérêts diplomatiques les plus stratégiques, ses difficultés budgétaires, industrielles et politiques des trente dernières années ont conduit la France dans une sorte d’impasse politique et diplomatique que la crise ukrainienne ne fait aujourd’hui que souligner.

La crise ukrainienne a montré que la défense européenne, du moins dans l’approche française traditionnelle, n’existait pas et que l’Allemagne, comme les autres États européens, s’abritait sous le parapluie de l’OTAN, avec les États-Unis comme grande puissance protectrice. De fait, l’OTAN est l’outil de défense de l’Europe, et les États-Unis sont, depuis 1945, le passager clandestin de la défense européenne. Les États-Unis représentent à eux seuls plus de 2,5 fois les budgets de défense de tous les autres États membres de l’OTAN, y compris la France. Ils sont donc les leaders naturels de l’Alliance atlantique, et la crise ukrainienne est venue rappeler à la France qu’il n’existait pas de défense européenne et qu’elle n’était franchement pas à l’ordre du jour, ni aujourd’hui ni demain.

La France avait la volonté de faire exister une défense européenne « autonome », en s’appuyant sur des institutions européennes comme l’Agence européenne de défense (AED), l’Organisation conjointe de coopération d’armement (OCCAR), différentes structures de l’Union européenne comme la direction générale de l’industrie, de la défense et de l’espace (DEFIS) — qui dirige les activités de la Commission européenne dans ces secteurs industriels — et sur des outils comme le plan en matière de sécurité et de défense du Conseil européen approuvé en décembre 2016, ou les coopérations structurées permanentes (CSP) — destinées à renforcer la coopération en matière de défense entre les États membres désireux d’approfondir ce type de coopération.

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