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L’influence américaine en France ou l’art de cacher dans la lumière

Car influencer ou contre-influencer ne signifie pas qu’il faille renoncer au rapport de forces. Frédéric Charillon rappelle, à ce sujet, que l’influence « se situe de façon mouvante sur une échelle qui va du hard power au soft power, comportant de multiples gradations qui passent aussi bien par la sanction, l’intimidation, la bouderie, que par l’assistance financière, la formulation des enjeux du débat, l’attraction culturelle, la séduction. Lorsqu’il s’agira de décrypter des exemples précis d’influence, il faudra se souvenir que le pouvoir de mobiliser par des idées, de susciter l’approbation de sociétés, de diffuser des normes ou des cultures auxquelles des individus souhaitent s’identifier, peut se combiner avec d’autres méthodes qui convoquent la pression ou la rémunération (4) ». C’est donc avec ce prisme qu’il faut concevoir l’influence américaine en France en rappelant ses racines pour mieux jauger son effectivité actuelle.

Le tournant de la Seconde Guerre mondiale

Retour en arrière. C’est à partir de 1940 que la France vaincue va devenir une cible prioritaire de l’influence américaine, les colonies françaises intéressant particulièrement les États-Unis pour développer leur commerce et asseoir leur domination économique. Puis, pour contrer les velléités d’indépendance d’un général de Gaulle qui devient pour Washington l’homme à abattre (au sens figuré), une politique d’influence très agressive et tous azimuts sera déployée (5). Citons notamment : la tentative de remplacement du général de Gaulle par le général Girault puis par Pierre Laval ; la volonté d’imposer l’AMGOT (6), une autorité militaire américaine d’occupation qui aurait administré la France, et que le gouvernement de la France libre et les réseaux de la résistance, prévenus par Churchill, vont contrer en nommant des commissaires de la République ; un plan Marshall qui, tout en aidant la France à se relever, la met sous tutelle économique (l’autorité politique du plan Marshall contrôlait le budget de la France et autorisait ou non certaines exportations, notamment d’entreprises de pointe) et génère un surendettement ; l’appui aux « États-Unis d’Europe » de Jean Monnet et à une construction européenne conçue comme un rempart au communisme et nécessitant dès lors des alliés dociles (ainsi, la Communauté européenne de défense était-elle un projet de création d’une armée européenne supranationale placée sous la supervision d’un commandant en chef de l’OTAN nommé par… le président des États-Unis !). Mais surtout, et ainsi que le dissèque Maud Quessard dans sa thèse de doctorat sur la diplomatie publique des États-Unis depuis la guerre froide, des stratégies de long terme vont être mises en œuvre visant à « infiltrer et influencer les élites et leaders d’opinion » (7) avec le développement des études américaines en France et surtout le développement des programmes d’échange. Cette diplomatie publique des années 1950 va se développer sous l’égide de l’USIA (United States information agency), spécialement créée pour mener cette mission.

L’influence culturelle et économique américaine continue de s’accroitre les décennies suivantes. Mais si la société civile rêve du mode de vie américain, l’État gaullien, lui, va tenter de résister afin de conserver une certaine indépendance stratégique. Par stratégique, entendons ici ce qui menace ou sécurise la pérennité d’un système social, qu’il soit nation ou organisation économique (8). Cet extrait d’un discours en conseil des ministres du futur président George Pompidou dès 1963 en est une illustration : « Les capacités financières et techniques des grandes sociétés américaines sont telles qu’il n’y a guère de sociétés françaises, voire européennes, dans l’aéronautique, l’électronique, l’informatique, l’automobile, qui soient en mesure de résister à leur puissance, par absorption ou par achat, si les gouvernements ne se mettent pas en travers. (9) » La France va ainsi mettre en place un néocolbertisme (fort décrié par les penseurs libéraux et leurs relais médiatiques) qui verra des champions nationaux jouer dans la cour des grands. Néanmoins, à partir du milieu des années 1970, les élites françaises vont délaisser la prospective stratégique et la France va, lentement mais sûrement, saborder sa puissance (10). C’est à cette époque qu’est créée la French-American Foundation qui « cultive et incarne le dialogue transatlantique au plus haut niveau et dans tous les domaines : politique, diplomatique, militaire, économique, culturel, universitaire et médiatique ». C’est elle, par exemple, qui lance au début des années 1980 le programme «  Young Leaders » qui, chaque année, « sélectionne 10 Français et 10 Américains, âgés de 30 à 40 ans, considérés comme remarquables dans leur domaine d’activité ou de compétence. Une fois sélectionnés, les lauréats retenus participent à deux séminaires de cinq jours chacun, répartis sur deux années consécutives — alternativement en France et aux États-Unis — afin d’échanger sur des thèmes majeurs, communs aux deux pays, et d’approfondir leurs champs d’intérêts mutuels (11) ». Mais l’influence étant une pratique subtile, il ne faudrait pas voir en chaque Young Leader un agent américain. Il s’agit plutôt de modeler les esprits en unissant les destins. Dès lors, est-il si important qu’une industrie française disparaisse puisqu’il en existe une américaine et que nos pays sont alliés et mêmes amis ? La disparition de l’informatique française (avec le cas emblématique de Bull, grignotée par General Electric avant sa fusion avec l’américain CII puis sa faillite), en est un exemple flagrant. Fort heureusement, il y eut des contre-exemples dans certains secteurs dits stratégiques comme le nucléaire (Areva, Alstom), l’aéronautique (Airbus, Safran, Dassault) ou l’industrie d’armement (Thalès, Nexter, Naval Group). Autant de secteurs qui vont faire l’objet de nombreuses attaques américaines, hard ou soft, officielles ou officieuses.

À propos de l'auteur

Nicolas Moinet

Praticien-chercheur en intelligence économique, professeur des universités à l’Institut d’administration des entreprises de Poitiers, cofondateur de l’École de pensée sur la guerre économique (EPGE) et chercheur associé au Centre de recherche 451 de l’École de guerre économique.

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