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L’influence américaine en France ou l’art de cacher dans la lumière

L’occupation du terrain par la connaissance

Dans la problématique du fort, la question va être de ne pas passer pour un agresseur et de réaliser un encerclement cognitif « pacifique » par l’occupation du terrain par la connaissance (12). Les normes et standards sont au cœur de cette logique d’encerclement. Ainsi, des labels comme l’AACSB pour les écoles de commerce françaises devenues « business schools  » et la déferlante des MBA ont reconfiguré la fabrication des élites économiques. Seules les écoles d’ingénieurs ont, pour l’heure, évité le piège de la labellisation à l’américaine même si sur son CV, faire Polytechnique ou Centrale doit idéalement être complété par un diplôme d’une grande université américaine — Harvard, Stanford ou le MIT. Surtout quand les recruteurs californiens sont aux aguets pour proposer à ces jeunes Français des postes bien payés dans des lieux attractifs (brain drain). Insistons tant le dispositif est remarquable. Le programme d’échanges universitaires « Fullbright  » joue depuis 1946 un rôle de puissant attracteur des talents. Il est complété par l’International visitor leadership program (IVLP) du département d’État, qui vise les professionnels confirmés ou les leaders d’opinion.

Ces milliers de lauréats ont résidé plusieurs mois aux États-Unis tous frais payés, ont été reçus par des personnalités, ont visité des hauts lieux de la puissance américaine (Congrès, Pentagone, CIA…) et ont été logés par des citoyens « ordinaires », ce que le département d’État appelle la citizen diplomacy (13). Ces visitors seront par la suite intégrés dans leurs pays à des réseaux d’alumni dont il est intéressant de suivre l’activité. En France, fort de 600 membres, « le cercle Jefferson est né en 2001 de la volonté de ses fondateurs de témoigner leur amitié envers le peuple américain fortement meurtri par les attentats du 11-Septembre (14) ». Notons également que suite à l’attaque de l’Irak en 2003 et au refus de la France de les soutenir, les États-Unis observèrent avec attention les émeutes de 2005 dans les banlieues françaises, craignant une montée de l’islamisme et des candidats au djihad. Dès lors, plusieurs acteurs privés américains comme la banque JP Morgan ou les Fondations Soros ont mis en place des programmes pour financer certains jeunes entrepreneurs et leaders d’opinion de Seine-Saint-Denis afin de promouvoir la diversité et de substituer le modèle multiculturaliste américain au modèle français d’intégration (15). Plus récemment est apparue dans le paysage l’Académie des futurs leaders (AFL) hébergée dans les locaux de l’université américaine Columbia à Paris (16) qui a pour ambition de former les élus « progressistes » de demain en proposant une formation de six mois assortie d’une bourse d’étude de 12 000 euros (17).

De même, l’usage de l’anglais comme langue naturelle des échanges et de la connaissance scientifique résulte d’une stratégie d’influence de long terme. Dans Le Français, histoire d’un combat (1996), le linguiste et professeur au Collège de France Claude Hagège rappelle que les pays anglophones ne se sont pas contentés de profiter passivement de la puissance de diffusion de l’anglais, à l’instar des dizaines de millions de dollars dépensés par la fondation Ford pour former des professeurs d’anglais, notamment en Côte d’Ivoire, en Algérie et au Liban, pays officiellement francophones par leur constitution, ou à tendance d’ouverture au français comme langue d’usage courant (18). Cette influence par la langue n’est pas anodine et nos cousins québécois en savent quelque chose. En France, ne pas publier en anglais est problématique, la plupart des évaluateurs français estimant même qu’une revue en langue française, bien que diffusée dans la Francophonie, n’est pas « internationale ». Ce qui reviendrait à dire logiquement qu’un anglophone publiant en anglais dans une revue américaine n’a pas de rayonnement international. Absurde mais révélateur d’une profonde influence américaine qui produit et exporte des modèles de pensée. Avec, au final, un business lucratif des revues scientifiques anglophones qui captent gratuitement une connaissance financée par les contribuables français pour la privatiser et la revendre. Une logique qu’essaie de combattre le mouvement de la science ouverte qui se heurte évidemment à de puissants lobbys. Or, la connaissance finit par se monétiser comme nous l’a rappelé la récente course aux vaccins contre la Covid-19.

La vision américaine

Enfin, voulez-vous savoir à quoi ressemblera le monde en 2040 ? Le rapport Les nouvelles menaces sur notre monde vues par la CIA (éditions des Équateurs, 2022), disponible en quantité dans toutes les librairies, gares et aéroports, vous en offrira un panorama pour une vingtaine d’euros seulement. Il fait suite à des publications récurrentes du même éditeur comme Le Monde en 2030 vu par la CIA puis en 2040 (2014 et 2021). Une vision américaine généreusement et intelligemment diffusée (19). Alors, à quand son équivalent français ? Pas évident. Car l’influence demande une stratégie, une organisation et une culture de l’intelligence qui nous fait collectivement défaut au-delà des cercles d’initiés. Néanmoins, la doctrine stratégique présentée récemment par le chef d’État-major des armées appelant à ne plus penser en termes de paix, de crise, ou de guerre mais plutôt en termes de compétition, de contestation et d’affrontement devrait nous amener à changer de braquet dans la guerre des perceptions (20). De ce point de vue, des efforts restent à faire pour que la connaissance et l’anticipation deviennent de véritables leviers de souveraineté. Pour mémoire, le budget alloué aux agences américaines de renseignement avoisine les 80 milliards de dollars. Démesuré surtout qu’il faut y ajouter les acteurs privés et les GAFAM, l’OSINT (renseignement en sources ouvertes) prenant une place croissante dans les pratiques de renseignement et d’influence. Imaginez que votre compte professionnel LinkedIn soit bloqué, que Google ne vous référence plus ou que YouTube ferme votre chaîne. L’encerclement cognitif n’est donc pas que « pacifique » et peut être associé à des modes d’actions plus durs.

À propos de l'auteur

Nicolas Moinet

Praticien-chercheur en intelligence économique, professeur des universités à l’Institut d’administration des entreprises de Poitiers, cofondateur de l’École de pensée sur la guerre économique (EPGE) et chercheur associé au Centre de recherche 451 de l’École de guerre économique.

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