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Méditerranée : des tensions croissantes

La France tente d’élaborer une stratégie européenne à l’égard de la rive sud, mais elle se heurte à la rivalité entre les pays du Sud de l’Europe, à l’indifférence de ceux du Nord, focalisés sur l’économie, et à la préoccupation de ceux de l’Est vis-à-vis la menace russe.

Comment analysez-vous les risques liés aux pénuries de blé provoquées par la guerre en Ukraine dans le Maghreb ? Quelles sont les conséquences potentielles en termes sécuritaires pour la France ?

Les pénuries de blé se font déjà sentir en Égypte, au Liban, en Jordanie, en Tunisie. Ces pays souffrent également de la hausse des prix des engrais et de l’énergie qui s’ajoute à l’inflation globale post-­Covid. La situation sociale de ces pays qui ne bénéficient pas des retombées financières de la production gazière de l’Algérie ou de la Libye va se tendre et des émeutes de la faim sont prévisibles. Par ailleurs, la Russie va intensifier sa guerre de l’information à l’encontre de l’Europe dans les pays de la rive sud, notamment pour créer un « chantage à la famine » à travers la mise en place éventuelle de voies maritimes humanitaires. On peut donc s’attendre à une exacerbation des tensions et du ressentiment antieuropéen et antifrançais.

Voyez-vous des changements dans les postures stratégiques des États au sud de la Méditerranée ?

D’une manière générale, on assiste à une émancipation de la rive sud, phénomène qui participe d’ailleurs de la divergence des deux rives que j’ai évoquée. Le vide de puissance créé par l’éloignement américain n’a pas été compensé par une implication stratégique européenne et les États gèrent leur posture en fonction de la perception de leurs intérêts à court terme (souvent la survie du régime) et de l’influence des acteurs extérieurs, qu’ils soient régionaux ou globaux. Des coopérations se créent (Israël avec le Maroc et les Émirats arabes unis par exemple), d’autres se renforcent (la Russie en Algérie, en Égypte et en Israël), et certains États cherchent à élargir le champ de leurs coopérations pour mieux surmonter une surprise stratégique dans cette période de bouleversement (Turquie, Égypte, Israël).

La montée en puissance militaire dans le Maghreb est actée, notamment avec des capacités de « haut de spectre ». Comment voyez-vous l’avenir stratégique de l’Algérie, notamment au regard des tensions avec le Maroc ?

Le vide de puissance européen et français et la faiblesse de ses voisins renforcent le poids de l’Algérie dans la région du Maghreb. Le désengagement du Mali, la focalisation sur la guerre en Ukraine, la demande urgente de gaz alternatif et la fragilisation du Maroc et de la Tunisie, frappés par la crise économique, pourraient donner au président Tebboune et aux chefs militaires la perception que le régime est solide et que l’heure de l’Algérie est arrivée. Il me semble cependant que la situation sociétale reste très fragile, le Hirak s’étant interrompu en raison de la Covid sans que ses revendications n’aient été prises en compte. La situation au Sahel, qui se dégrade, doit également préoccuper Alger, particulièrement sensible à l’infiltration des groupes islamistes. Je ne pense donc pas que les Algériens se lancent dans une aventure militaire de grande ampleur contre le Maroc. D’autant plus que les Algériens savent qu’en cas de confrontation majeure, les Marocains bénéficieraient très certainement de l’appui discret, mais décisif, des États-Unis et d’Israël, là où eux-­mêmes risquent d’avoir des difficultés à obtenir un soutien décisif de la Russie, focalisée sur sa guerre en Ukraine. En revanche, il n’est pas impossible que l’on assiste graduellement à des escarmouches frontalières faisant monter la tension militaire. Ce type d’affrontement limité est décrit dans notre Atlas stratégique.

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