Incarnée par le Brésil de Lula, l’Équateur de Rafael Correa ou la Bolivie d’Evo Morales, la « vague rose » composée de gouvernements progressistes s’essouffle au tournant des années 2010, avant de connaître un nouvel essor en 2019. Assiste-t-on aujourd’hui à un simple retour des gauches au pouvoir en Amérique latine ?
Non sans mal, Luis Arce (Mouvement vers le socialisme) devient le nouveau président bolivien en 2020, Gabriel Boric (Convergence sociale) incarne le changement au Chili et sa jeunesse interpelle le monde en mars 2021, quant à Gustavo Petro (Colombia Humana), il marque l’histoire politique de la Colombie en devenant le premier président issu d’un parti de gauche. En ce sens, on assiste bien à un retour des gauches après un cycle de reflux des gouvernements progressistes au profit d’une droite conservatrice au mitan des années 2010. Néanmoins, résumer la dynamique actuelle à la formule « le retour de la gauche » ne permet pas de saisir les caractéristiques de la situation en cours. En effet, en 2022, la nature et la vision politiques des gouvernements, le degré de soutien populaire, leurs coalitions d’alliances internes et le contexte international sont très différents du cycle progressiste des années 2000.
Lorsque les gouvernements de gauche sont élus au début du siècle, ils entrent en scène après des années de politiques néo-libérales qui se sont révélées destructrices pour les sociétés latino-américaines. Certains pays, comme le Vénézuéla, l’Équateur et la Bolivie, en sortent disloqués et assistent à un véritable effondrement de leur modèle politique. Les nouvelles expériences progressistes se déploient dans des contextes où les systèmes politiques locaux sont effondrés, frappés d’une disqualification générale, et où les partis traditionnels sortent de la scène. Les nouvelles figures de la gauche prennent le pouvoir par les urnes de manière quasi-hégémonique, soutenues par la grande masse des populations. Ce capital politique leur permet de mettre en œuvre des programmes ambitieux et d’avancer sur tous les fronts (économique, politique, social, institutionnel). Lorsque se tiennent des élections pour les assemblées constituantes afin d’adopter de nouvelles constitutions à Caracas, à Quito et à La Paz, l’adhésion des populations est massive avec des taux de participation élevés, écrasant ainsi toute concurrence.
En plus de cette conjoncture politique, les nouveaux élus bénéficient d’un cycle d’expansion du commerce international, marqué par deux facteurs que sont le boom des matières premières et l’intégration de la Chine à l’OMC en 2001. Cette phase d’accélération de la mondialisation du système capitaliste reposant sur le libre-échange stimule la croissance économique jusqu’à son premier coup d’arrêt en 2008 et, dans ce contexte, les exportations latino-américaines dans le monde. Cet interlude fructueux signe non seulement le développement commercial d’une ampleur inédite à l’intérieur des frontières, mais aussi l’accélération des échanges avec des partenaires internationaux. Ces gains permettent aux gouvernements latino-américains la réalisation de plans de lutte soutenus contre la pauvreté et contre l’ensemble des inégalités sociales enracinées dans la région.
Au niveau international, le contexte géopolitique des années 2000 a vu l’ensemble des projecteurs se braquer sur l’Irak, le Proche-Orient, l’Afghanistan, théâtres principaux du combat des États-Unis contre « la menace terroriste ». Pendant ce temps, en se distanciant de leur « arrière-cour » latino-américaine, ils ont facilité la prise de distance des gouvernements progressistes. Ces derniers ont pu disposer d’une plus grande marge de manœuvre pour négocier leur intégration au sein de l’espace mondial. Une brèche s’ouvre, laissant ainsi de l’espace aux nouvelles alliances géoéconomiques tissées avec les pays du grand Sud, allant de l’Inde à la Turquie en passant par le Nigéria et, surtout, la Chine.