Le phénomène de « territorialisation des espaces maritimes » est divers, tant par ce qui le motive que dans la manière dont il se manifeste. Les revendications chinoises en mer de Chine méridionale en sont l’exemple le plus visible. Pour préserver ses intérêts économiques et stratégiques, la France a intérêt à s’y opposer en adoptant une implication, une constance et une cohérence sans faille.
Au fil des siècles, la mer a intéressé les hommes et les États à la mesure croissante de son accessibilité : comme espace de circulation bénéfique au commerce, d’abord entre villes voisines puis d’un continent à un autre grâce aux progrès de la navigation et de la construction navale ; comme espace de ressources, de la pêche côtière artisanale jusqu’aux activités offshore et bientôt à l’exploitation des minerais des grands fonds ; comme espace de projection de puissance enfin, supposant de pouvoir agir librement en mer avec des capacités militaires toujours plus performantes.
La Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM), entrée en vigueur en 1994, traduit un équilibre entre d’une part la liberté historique défendue par les grandes puissances maritimes et commerciales, et d’autre part les aspirations légitimes des États côtiers à assurer leur sécurité et à bénéficier des ressources marines de proximité. Très favorable à la France, qui dispose de la deuxième zone économique exclusive (ZEE) mondiale, cet équilibre est aujourd’hui menacé par une appropriation rampante d’espaces par des États ou parfois des acteurs privés, en contradiction avec la CNUDM ou du moins avec l’interprétation qui en est faite dans notre pays.
La CNUDM : une référence mais des faiblesses
La CNUDM est un succès du multilatéralisme. Elle concilie le principe de zones dans lesquelles les États côtiers disposent d’une souveraineté, et le maintien d’une large liberté de navigation. Ainsi la mer territoriale, limitée à 12 milles marins à partir des côtes, est un espace de pleine souveraineté. Elle peut être bordée par une zone tampon dite zone contiguë, où l’État côtier dispose, s’il souhaite les exercer, de droits de police en matière douanière, fiscale, sanitaire et d’immigration. Au-delà de la mer territoriale, dans la ZEE, l’État côtier dispose d’une pleine souveraineté en matière d’exploration, d’exploitation et de conservation des ressources marines, dans la colonne d’eau, sur les fonds et dans le sous-sol (1). La ZEE est limitée à 200 milles. Mais les droits d’exploration et d’exploitation du fond et du sous-sol (le plateau continental) peuvent être étendus dans certaines conditions jusqu’à 350 milles. Au-delà, la haute mer ne relève d’aucune juridiction nationale. La CNUDM prend en compte plusieurs situations géographiques particulières, comme celle des États archipélagiques ou des détroits (2). La liberté de naviguer est conservée pour tous les navires, y compris dans la mer territoriale, dans le cadre défini par la convention du « droit de passage inoffensif ».
Si la CNUDM pose les principes, il revient à chaque État de délimiter ses espaces maritimes. Il peut le faire seul, dans les limites de ces principes, dès lors qu’aucun autre État ne peut avoir de revendication concurrente au titre de ces mêmes principes. Dans le cas contraire, les délimitations doivent être convenues entre les États concernés.
La CNUDM établit donc des règles générales conciliant les intérêts de la majorité des États, quels que soient leurs rapports à la mer. Elle présente cependant plusieurs faiblesses. En premier lieu, certains États importants ne l’ont pas signée : les États-Unis par exemple, bien qu’ils disposent de la première ZEE mondiale, mais aussi la Turquie. D’autres ne l’ont pas ratifiée. Les États-Unis, pourtant promoteurs du texte à l’origine et y faisant paradoxalement souvent référence (3), sont en désaccord avec les règles d’exploitation des fonds marins en haute mer, considérés par la CNUDM comme un patrimoine commun placé sous la coupe de l’Autorité Internationale des Fonds Marins (AIFM). Pour la Turquie, c’est l’absence d’un régime particulier applicable aux espaces maritimes générés par les îles qui, compte tenu de sa situation géographique face aux îles grecques de mer Égée, la conduit à considérer la CNUDM comme lui étant trop défavorable.
Mais la CNUDM, à vouloir satisfaire un grand nombre de pays, laisse le champ libre à de nombreuses interprétations. La délimitation de la mer territoriale entre des États voisins doit de manière générale respecter une règle d’équidistance, mais une alternative explicite permet de faire valoir « l’existence de titres historiques ou d’autres circonstances spéciales ». Ce libellé, s’il a sans doute permis l’adhésion de certains pays, ne règle en rien les revendications conflictuelles existant en amont de la signature de la convention. La définition des lignes de base à partir desquelles sont mesurées les largeurs des différentes zones est un autre sujet d’interprétation : la complexité des formes de côtes, la diversité des configurations géographiques des îles, imposent de ne pas se référer exclusivement à la laisse de basse mer mais de simplifier le tracé par des lignes de base droites entre des points saillants de la côte, selon des règles parfois ambiguës. Par ailleurs l’élévation du niveau des océans pose la question de la pérennité de ces lignes de base. Enfin la définition même des terres émergées donnant droit à constitution d’une ZEE reste floue : une île doit être habitable pour générer de tels droits. Mais selon quels critères est-elle habitable ?