Magazine Diplomatie

La politique étrangère allemande à la recherche de nouveaux repères

Le réveil de la Bundeswehr

C’est au niveau militaire que le choc de l’invasion russe en Ukraine a été le plus rude. S’étant habituée (et ayant accepté) depuis l’unification un sous-financement chronique des forces armées allemandes tombées à 1,3 % du PIB allemand dans les années 2010-2020, la Bundeswehr est considérée aujourd’hui comme étant « à sec » et incapable de faire face à ses engagements au sein de l’OTAN en cas de conflit. D’où l’annonce du chancelier Scholz, le 27 février 2022 (4), d’un plan d’investissement massif de 100 milliards d’euros sur cinq ans, devant porter les dépenses militaires allemandes à 2 % du PIB et 70 à 80 milliards d’euros par an — le double de ce que l’Allemagne a dépensé avant l’annexion de la Crimée par les Russes en 2014. Berlin a prévu une répartition de cet effort financier supplémentaire de 100 milliards en investissant 40,9 milliards dans l’armée de l’air (notamment pour l’achat d’avions de chasse F-35), 20,7 milliards dans la numérisation, 19,3 milliards dans la marine et 16,3 milliards dans l’armée de terre. Ces sommes s’ajoutent à celle de la programmation budgétaire annuelle. Il s’agit d’un programme ambitieux qui prévoit notamment l’achat d’hélicoptères de combat, de drones, du système de défense aérienne THAAD, de frégates, de corvettes et de sous-marins. Le tout dans un laps de temps très court. La chaine de production et d’approvisionnement doit également être revue si l’on veut surmonter les dysfonctionnements structurels de la Bundeswehr.

Autre preuve de la réorientation de la politique de défense allemande, la République a révisé sa politique d’exportation d’armements très stricte en acceptant de livrer de l’armement lourd à l’Ukraine. Il s’agit notamment de l’obusier automoteur PzH (Panzerhaubitze) 2000, du système anti-aérien IRIS-T SLM (dont la Bundeswehr ne dispose même pas encore), des chars anti-aériens « Gepard », de 40 chars « Marder » et, après de longues hésitations, d’au moins 14 chars de combat Leopard 2A6. En revanche, début février 2023, l’Allemagne s’oppose encore à la livraison d’avions de chasse à Kyiv. En y ajoutant du matériel d’équipement des soldats et de munitions conséquentes, l’Allemagne est aujourd’hui le troisième plus grand fournisseur d’armes à l’Ukraine, derrière les États-Unis et le Royaume-Uni. Le changement intervenu au niveau militaire est donc manifeste.

Le repli stratégique sur Washington

Les relations germano-américaines ont traversé une crise profonde sous la présidence de Donald Trump. Durant son mandat, ce dernier n’a reçu Angela Merkel qu’une fois à la Maison-Blanche et ne s’est jamais rendu en Allemagne en visite d’État. Si son prédécesseur Barack Obama a développé une relation de confiance avec la Chancelière, les relations germano-américaines furent également très tendues sous George W. Bush, en raison de la guerre en Irak et d’un anti-américanisme à peine caché au sein de la majorité SPD-Verts au pouvoir entre 1998 et 2005. La victoire électorale de Joe Biden en 2020 et l’invasion russe en Ukraine ont changé la donne. Face à la menace d’une escalade des combats, de leur extension à d’autres pays européens et du recours de la Russie à l’arme nucléaire, l’Allemagne se tourne vers les États-Unis et l’OTAN, garants de sa sécurité. Il s’agit du reflexe somme toute normal de la part d’un pays dont on sollicite soutien et leadership en Europe mais qui, à la différence de la France et du Royaume-Uni, ne peut s’appuyer sur une dissuasion nucléaire nationale. En découle tout d’abord la décision allemande d’acheter l’avion F-35, qui doit porter les bombes nucléaires américaines B-61 dans le cadre de la « participation nucléaire », mais sans doute aussi son choix en faveur du système de défense anti-aérienne « European Skyshield », qui doit protéger l’Allemagne contre l’attaque avec des missiles à courte, longue et moyenne portée. L’avantage de ce système réputé performant, c’est avant tout son interopérabilité avec les systèmes américain et otanien. Il fallait aussi agir dans l’urgence, car la menace russe (missiles hypersoniques Kinjal d’une portée de 2000 km déployés à Kaliningrad) est réelle. De même, l’Allemagne s’est retirée du programme de patrouille maritime français MAWS pour acheter du matériel américain P-8 A (Poseidon), tout comme elle s’est désengagée du projet d’hélicoptère de combat Tigre MK3, placé sous les auspices de la France et de l’Espagne, pour acheter chez Boeing des hélicoptères CH-47 Chinook. Ces décisions ont évidemment un impact négatif sur l’industrie de défense européenne et la coopération franco-allemande. Mais elles s’expliquent par le fait que l’Allemagne se sent très menacée sur sa frontière orientale et tout particulièrement dans l’espace de la mer Baltique, dont elle est un pays riverain. Enfin, force est aussi de rappeler qu’en 2022, Marine Le Pen avait annoncé qu’elle mettrait fin à tous les projets d’armement franco-allemand si elle était élue présidente. Qui peut prédire ce qui se passera en 2027 ? Le choix pro-américain de l’Allemagne en matière de défense obéit à des logiques rationnelles difficilement réfutables, exposées d’ailleurs par Olaf Scholz dans la revue Foreign Affairs (5).

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