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Seabed warfare : enjeux et acteurs

La Direction principale de la recherche en eaux profondes (GUGI) est ainsi l’un des principaux acteurs de la doctrine russe de maîtrise des fonds marins, menant des opérations d’espionnage, d’interdiction et de déni d’accès autour de la mer Arctique. Moscou dispose de plusieurs navires-­espions pour cartographier les câbles et pipelines civils et militaires, de véhicules spéciaux pour les interventions techniques en profondeur, comme le sous-­marin K‑329 Belgorod, ainsi que d’unités de plongeurs et d’opérateurs de ROV et d’UUV spécialisés dans la seabed warfare.

En Chine, la maîtrise des fonds marins procède d’un double enjeu civil et militaire, combinant exploration scientifique et cartographie des ressources naturelles d’une part, et militarisation des abords sous-­marins du plateau continental en mer de Chine, d’autre part. L’objectif, pour Beijing, est d’établir une barrière de capteurs actifs et passifs, sur le modèle du réseau SOSUS américain, mais avec des composantes mobiles reconfigurables.

Du côté américain, justement, l’US Navy a intégré le « Subsea and Seabed Warfare » (SSW) au sein de son « Full Spectrum Undersea Warfare ». L’objectif est d’élaborer des systèmes complets sur le plancher océanique, aussi bien pour la défense des abords nationaux que pour la projection sur des théâtres d’opérations. Là, ces infrastructures posées sur le fond marin pourront servir au soutien des opérations de renseignement, de guerre des mines ou de lutte anti-­sous-­marine. Les opérationnels et les industriels américains envisageraient donc de déployer à la fois des capteurs et des effecteurs, notamment des capsules robotisées pouvant contenir des torpilles ou même des missiles de croisière, en attente d’une éventuelle activation à distance.

Dans le domaine de la seabed warfare, l’Europe semble s’être réveillée un peu plus tardivement, et les initiatives se multiplient désormais, de la part aussi bien des forces que des industriels qui proposent des solutions adaptées aux conditions hydrographiques très variées d’une mer à l’autre. La Suède, par exemple, intègre pleinement la maîtrise des fonds marins dans sa doctrine navale, la faible profondeur de la Baltique imposant une forte intrication entre les opérations de lutte sous-­marine, de guerre des mines et de seabed warfare. À travers l’industriel Saab, le pays dispose déjà d’une grande expertise en matière de ROV et d’UUV, une nouvelle génération de matériel plus autonome étant en cours de développement. Les futurs sous-­marins A26 suédois (classe Blekinge) seront également dotés d’un MMP (Multi-mission portal), un sas de grandes dimensions permettant d’opérer des plongeurs ou des drones de tous types, directement sur le fond marin le cas échéant. Entre autres initiatives, la Royal Navy a récemment décidé de renforcer ses capacités de surveillance et d’intervention avec l’acquisition de deux Multi-­role offshore survey ships (MROSS), des bateaux mères permettant d’opérer différents types d’UUV. De leur côté, les sous-­marins de la marine italienne opèrent désormais conjointement avec les ROV des opérateurs civils pour la surveillance des infrastructures critiques.

En France, le volet hydrographique est plutôt bien couvert par les moyens étatiques, qu’il s’agisse de ceux des Armées ou de l’IFREMER. Mais, comme dans bien d’autres pays, les moyens d’action militaires sur le plancher océanique sont encore bien souvent des outils de guerre des mines ou d’exploration océaniques détournés de leur usage principal. En février 2022, Florence Parly, alors ministre des Armées, prononçait un discours qui établissait, pour la première fois, une doctrine nationale de protection et de maîtrise des fonds marins. Pour peu que les financements suivent les déclarations d’intention, la Marine nationale pourrait disposer d’ici à quelques années d’équipements très pertinents, grâce à une industrie déjà en pointe dans ce domaine. Exail, qui combine les expertises d’ECA et d’iXblue, a déjà démontré sa capacité à faire opérer conjointement des drones sous-­marins et un drone de surface, qui sert alors de relais de communication et de moyen de géolocalisation au profit des vecteurs déployés sur le fond marin. Naval Group, qui a déjà développé un data center sous-­marin pour le compte de Microsoft, a aussi conçu sur fonds propres un démonstrateur de drone océanique pouvant servir de banc d’essai pour de futures applications de seabed warfare. De quoi développer une doctrine de seabed warfare nationale taillée sur mesure pour les enjeux et le territoire sous-­marin français.

Notes

(1) Le vocable « guerre des fonds marins », qui peut faire échos à celui de « guerre des mines », est également régulièrement employé dans la presse et la littérature francophones.

(2) C’est notamment le cas de l’Armada conçue par la société anglo-­américaine Ocean Infinity. Constituée d’une flottille de drones de surface de large dimension, l’Armada doit pouvoir être mise au service d’agences scientifiques, de gouvernements ou d’entreprises souhaitant réaliser une cartographie précise d’une zone sous-­marine étendue.

Légende de la photo en première page : Le Yantar, de la marine russe. Officiellement navire de recherche hydrographique, il est en réalité spécialisé dans les interventions d’écoute sur les câbles sous-marins, par le biais de drones mis en œuvre depuis son hangar. (© D.R.)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°87, « Conflit russo-ukrainien : révélateur de la guerre du futur », Décembre 2022 – Janvier 2023.
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