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« Mon game changer est plus gros que le tien ». Retour sur le renouveau d’une mythologie technologique

Le game changer malgré tout ?

A priori donc, il semble de bon aloi de se moquer du terme de game changer, son utilisation démontrant tour à tour une mauvaise compréhension ou une perte de vue des fondamentaux de l’art de la guerre, une soumission aux rhétoriques industrielles et une fascination pour la technologie décorrélée de son emploi. Le game changer ne constituerait ainsi qu’un énième avatar des Wunderwaffen allemandes de la Deuxième Guerre mondiale, littéralement des « armes miracles » devant changer la donne. Cette période est en soi intéressante et montre également que le concept n’est pas totalement non pertinent.

Certes, il est évident que les V1, V2, chasseurs à réaction, missiles guidés rudimentaires et autres Konigstiger ne pouvaient pas permettre de changer une situation désespérée pour l’Allemagne. L’affaire est entendue, mais les conditions stratégico-­technologiques de cette espérance déçue ne sont pas systématiquement approfondies. Or la multiplication des projets a bien souvent abouti à une dispersion des ressources, budgétaires comme en matières premières, dans un contexte où la genèse de bon nombre de systèmes a pu être longue. Finalement, l’échec n’était pas tant technique que de stratégie des moyens.

Comparativement, du côté allié, il y a bien eu des game changers et une vraie stratégie des moyens. On a pu présenter la guerre comme une opposition entre une Allemagne « high-tech » et des États-­Unis « low tech ». En réalité cependant, les États-­Unis ont eu des choix très technologiquement intensifs et c’est précisément une série de choix techniques qui leur ont permis de produire en masse des matériels comme des matières premières – dont presque tout l’acier des moteurs des T‑34 soviétiques. Et si le Sherman est moins évolué que les chars allemands, le P‑51 s’est montré supérieur techniquement à bien des designs d’appareils allemands. Son exemple permet d’ailleurs d’illustrer le concept de game changer.

En l’occurrence, puissant et ayant un bon rayon d’action – grâce à des réservoirs auxiliaires… pour partie en carton –, le P‑51 a pu escorter plus loin et plus longtemps des vagues de bombardiers qui, à leur tour, ont joué un rôle central dans la destruction de la Luftwaffe (2). En ce sens, le P‑51 a bel et bien été un game changer, tout comme le développement de systèmes de lutte anti-­sous-­marine l’a été pour la « bataille des convois » dans l’Atlantique (3). On peut ainsi multiplier les exemples, qui peuvent cependant être considérés comme des game changers dès lors que l’on tient compte du niveau auxquels ils se rapportent.

De fait, aucune arme à travers l’histoire n’a permis à elle seule de gagner une guerre : le game changer ne peut pas avoir d’incidence directe sur le plan stratégique ; à l’exception peut-­être de l’armement nucléaire durant la guerre froide, qui change les règles du jeu de la puissance. En revanche, sur le plan tactique, voire sur le plan opératif, certaines technologies sont « game-­changing ». On ne peut ainsi penser la révolution de l’opératif en URSS dans les années 1920-1930 sans prendre en compte le moteur à explosion : sans lui, pas de chars, pas de camions et encore moins d’avions. La possibilité même d’actions combinées comprenant des percées-­exploitations sur les arrières devient impossible sans mécanisation. Sur le plan tactique, l’affaire est encore plus nette : sur le papier, les chars allemands de 1940 sont moins bons que les chars français, mais l’usage de la radio offre une meilleure coordination, ce qui change tout. Du moins, sur le moment : tant que d’autres n’adoptent pas à leur tour la radio et tant qu’ils ne produisent pas en masse.

Le cas de la dronisation

Sic transit game changer. L’avantage technologique est par nature transitoire parce qu’en vertu de la loi du facteur tactique constant (4), il répond à une logique dialectique. Néanmoins, dans l’intervalle, il peut cependant changer la donne sur l’un ou l’autre plan et ainsi avoir un effet indirect sur le plan stratégique. En l’occurrence, le cas du tandem « drone tactique/munition rôdeuse » est intéressant à plusieurs égards. Dans le cas azerbaïdjanais en 2020, le couplage de ces deux systèmes a eu des effets majeurs et, parce qu’il était engagé dans des régions montagneuses, s’est montré particulièrement adapté (5). L’action par la troisième dimension a considérablement réduit l’avantage défensif procuré par les retranchements arméniens et artsakhiotes. Évidemment, il ne serait pas pertinent de considérer que la victoire azerbaïdjanaise était due à ces seuls systèmes : le terrain n’a pu être pris que par une action, bien plus classique, de l’infanterie, de la cavalerie, etc.

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