L’emploi des forces armées est un système conceptuel et l’on peut se demander si la fonction première du game changer n’est pas de rendre ce système plus efficient et/ou plus efficace ce système. C’est également le cas en Ukraine. Là, si peu d’informations sont disponibles quant à la part imputable aux munitions rôdeuses dans les pertes de matériel, le rôle des drones est en revanche central (6). On peut aussi s’interroger sur sa valeur en tant que facteur d’évolution ou de changement des modes d’action tactiques, mais non sans poser de délicates questions. On pourrait ainsi très bien imaginer une force de techno-guérilla montée sur pick-up, massivement dotée en drones et en systèmes antichars, et dont l’appui à longue portée serait fourni par de l’artillerie et à plus courte portée par des munitions rôdeuses. Dans une configuration défensive, le modèle est tenable, offrant mobilité et fluidité, particulièrement dans les environnements compartimentés.
Mais le serait-il dans des actions offensives ? On a beaucoup glosé sur l’utilité du char, en particulier au vu des premières semaines de la guerre d’Ukraine, lorsque l’artillerie, les drones et les missiles antichars ukrainiens ont causé d’importantes pertes à la Russie. Mais, outre qu’il a été mal utilisé par les forces de Moscou, le char est également apparu déterminant dans les contre-offensives de septembre-octobre, non seulement par sa mobilité et sa puissance de feu, mais aussi du fait du nombre de coups emportés, qui permet de durer dans les progressions et de faire face à de gros volumes de forces. Finalement, on touche là une des limites classiques du modèle de techno-guérilla, qui n’est pas uniquement celle de sa projectibilité expéditionnaire, mais aussi celle de sa soutenabilité dans des actions offensives sur le plan opératif.
Le couple « munitions rôdeuses/drones » en tant que levier de changement de mode tactique est-il pour autant condamné ? Pas nécessairement. La densification de leur nombre dans les forces est un important facteur d’efficience, pour peu cependant que les adaptations indispensables soient conduites à leur terme, qu’il s’agisse de sécurisation de la connectivité, de la bande passante, de capacité à être manœuvrés par un volume suffisant de personnel – ce qui pose la question du niveau adéquat d’autonomie afin de décharger les opérateurs – et bien évidemment de capacité industrielle à les produire. Cette intégration dans le préexistant – l’évolutionnaire plus que le révolutionnaire – dilue en quelque sorte la valeur « game-changing » du système, mais, dans le même temps, la complexité même des forces armées fait qu’une révolution intervenant par l’entremise d’un seul système est une illusion…
Appropriation technologique
Du reste, pour que qu’il y ait révolution, encore faut-il qu’elle soit comprise et reconnue à sa juste valeur, ce qui ne va pas de soi pour une série de raisons. L’histoire du GPS, de ce point de vue, est éclairante. Mis en avant comme système de navigation plus précis que ceux utilisés notamment au bénéfice de l’US Navy, son financement durant les premières années n’était pas garanti. Utilisé dès le début des années 1980 après un premier lancement en 1978, il souffre alors d’une désaffection en grande partie liée à l’encombrement des terminaux récepteurs, encore lourds et peu pratiques. Il faut y ajouter un coût élevé. Les goulets d’étranglement à l’adoption de l’innovation sont donc techniques, mais pas uniquement : l’utilité même n’est pas nécessairement perçue et une série d’applications – blue force tracking, guidage de munitions – même pas entraperçues. En fait, il faut attendre 1991 pour une première utilisation du GPS sur un missile de croisière, avec une série d’AGM‑86C transformés à titre expérimental. Ce n’est qu’en 1999 que sont utilisées les premières bombes JDAM à guidage GPS.
Le game changer ne va pas de soi non plus du fait de jeux budgétaires, avec ce qui peut ressembler historiquement à des aberrations. Le Fire Shadow, développé par MBDA à la suite d’une demande britannique, aurait pu dès le début des années 2010 être la première munition rôdeuse européenne si son développement n’avait pas été gelé en 2013 avant d’être abandonné en 2017. Avec 200 kg, il était relativement encombrant, mais avait une endurance de six heures et une portée de 100 km et aurait été une arme de choix pour les forces ukrainiennes si elle avait été en service. En l’occurrence, la cascade de réductions budgétaires ayant touché le budget de défense britannique a imposé des choix dans un contexte où l’hypothèse de la haute intensité n’était pas réellement prise au sérieux.
Des facteurs bureaucratiques et culturels interviennent également : l’inertie des planifications de force, typiquement, fait que si le Royaume-Uni abandonne l’idée de la munition rôdeuse, elle n’est pas reprise au vol par la France. Si cette dernière a un rapport aux drones problématique depuis le début des années 2000 – pour une série de raisons elles-mêmes complexes –, force est aussi de constater qu’insérer de nouveaux programmes dans des planifications déjà serrées n’est pas évident d’un point de vue administratif ni même politique. De fait, si annuler un programme au profit d’un autre peut s’avérer militairement avisé, c’est également un enjeu industriel, donc politique. Autrement dit, quand bien même la prospective des conflits futurs et de l’adaptation adéquate des systèmes de forces serait pertinente, elle n’est jamais assurée de se voir concrétisée – ce qui pose, par contrecoup, une vraie question politique de médiation technologique et de rectification des inerties. Et peut-être aussi celle de la disposition d’un véritable état-major de stratégie des moyens sous la tutelle directe de l’état-major des armées.
Game changer über alles ?
On peut également adopter une autre approche et considérer que si le game changer est une addition désirable du point de vue de l’efficacité et/ou de l’efficience, il est possible de faire sans. Et de fait, l’Ukraine est porteuse de bonnes comme de mauvaises leçons en la matière. D’une part, il faut constater que bon nombre de matériels utilisés sont des « vieux du stade » : obusiers M‑109 et TR‑F1, transports de troupes comme l’YPR‑765, le M‑113 ou le VAB, hélicoptères Mi‑24 et autres T‑64 et T‑72. Le message sous-jacent – celui de se représenter l’efficacité d’un matériel de nouvelle génération comparativement à un plus ancien – est un signal en soi. Mais si un pays comme la Chine peut comprendre ce message, elle pourrait également comprendre que tout aussi importants ont été la systématisation des liaisons par satellite, l’imagerie commerciale, les réseaux, etc.