Innovation « à la française », l’intelligence économique apparaît alors bien comme un défi collectif qui, s’il est ignoré, revient à se condamner à la paralysie stratégique et à sortir par la petite porte du jeu concurrentiel. Un jeu dont on ne peut plus ignorer qu’il relève bien d’une guerre économique systémique définie par Christian Harbulot comme « un mode de domination qui évite de recourir à l’usage de la puissance militaire pour imposer une suprématie durable » (4). Nous sommes donc bien loin du doux commerce où le meilleur l’emporterait nécessairement par la seule qualité de ses produits ou services. Une évidence qui mettra du temps à s’imposer dans les esprits tant notre culture nationale rechigne à passer à l’offensive dans ce domaine.
Le 12 juillet dernier a été enfin publié un rapport d’information du Sénat au titre évocateur : « Anticiper, influencer : l’intelligence économique comme outil de reconquête de notre souveraineté » (5). Son constat est sans appel : « Depuis les années 1980, la France est en proie à une perte de souveraineté profonde et transversale qui se traduit notamment par une désindustrialisation progressive et une perte de parts de marché de ses entreprises. Dans le même temps, notre environnement économique et géopolitique mondial est devenu de plus en plus concurrentiel, des puissances étrangères développant des pratiques offensives de mieux en mieux documentées : menaces capitalistiques, atteintes au patrimoine informationnel ou réputationnel, captation de savoir et de savoir-faire, cyberattaques ou encore adoption de législations extraterritoriales […]. Face à des menaces protéiformes, il y a un besoin urgent de développer nos capacités d’anticipation, d’adaptation, d’analyse et d’influence ainsi que de définir une stratégie nationale d’intelligence économique. » Trente ans après le rapport fondateur, la prise de conscience est là. Mais n’est-ce pas avec les lumières du passé que l’on se dirige dans l’obscurité de l’avenir ?
De la leçon japonaise… à la suprématie stratégique américaine
Dans le domaine de l’intelligence économique, le Japon aura été un modèle du genre, fort d’une véritable culture du renseignement ouvert et de la surprise stratégique. Citons à titre d’exemple la règle dite des « 6+4 » pour toute nouvelle conquête économique : six ans de silence et quatre ans d’actions offensives. Une leçon que n’oublieront pas les États-Unis, détrônés dans les années 1980 dans un secteur aussi stratégique que l’électronique, et qui mettront alors en œuvre sous Bill Clinton une politique de sécurité économique. Derrière une politique économique agressive — dont les entreprises européennes font d’autant plus les frais que l’Europe, qui se pense puissance, n’est en réalité qu’un marché — se cache une doctrine de la suprématie stratégique partagée par l’ensemble des acteurs américains, qu’il s’agisse des fameux GAFAM — symboles de la domination technologique américaine —, des services de renseignement, des fonds d’investissement privés, des universités américaines appuyées par les grandes agences gouvernementales (DARPA, NASA notamment) et de tous les acteurs du soft power made in USA (think tanks, Hollywood, fondations, etc.). Sans oublier les deux armes ultimes de l’hyperpuissance que sont l’armée et le droit. Sous couvert de lutte contre la corruption ou le terrorisme, l’extraterritorialité du droit américain devient une arme redoutable dans la guerre économique, entre renseignement, sécurité et influence… À l’ère des réseaux, le défi de l’intelligence économique pose donc la question plus globale de la liberté stratégique.
Compétition, contestation, affrontement
Pour bien comprendre le caractère plus que jamais vital de l’intelligence économique, il convient de bien saisir le monde tel qu’il est réellement et non tel qu’on a pu être tenté de le construire, artificiellement, à grand renfort de biais cognitifs et de soft powers (6). En effet, masquer la réalité des rapports de force et des enjeux de puissance dans l’économie a longtemps été le credo de penseurs et de think tanks néolibéraux qui vendaient au monde le storytelling d’une libre concurrence presque parfaite quand, dans le même temps, se développait dans les faits un protectionnisme offensif qui ne disait pas son nom (7). De ce point de vue, la crise de la Covid-19 aura permis la bascule vers une prise de conscience que la guerre économique n’était pas l’exception mais bien plutôt la règle. Pour preuve : la rapidité avec laquelle ceux qui dénonçaient les économies dirigées ou le « colbertisme » se sont mis à porter aux nues une souveraineté industrielle souvent mal comprise (8). Dans la foulée, la guerre en Ukraine va nous inviter à réviser notre grille de lecture globale.
Devenue caduque, la vision séquentielle temps de paix/temps de crise/temps de guerre doit désormais être remplacée par le triptyque compétition/contestation/affrontement. Ces trois états ne se succèdent pas mais se superposent, compliquant la lisibilité et la compréhension des relations internationales contemporaines. Une véritable disruption qui a été initiée et portée en France par le chef d’état-major des armées, le général Thierry Burkhard (9). Une révolution copernicienne qui ne va pas de soi dans notre pays où le continuum paix/crise/guerre légitimait un mode de fonctionnement en silos devenu presque un art de vivre… ou plutôt de survivre. Pourtant, cette grille de lecture n’est plus en phase avec le réel. Pour s’en convaincre, lisons ces ouvrages étrangers qui nous donnent des clés pour comprendre le nouveau paradigme stratégique. Citons pêle-mêle : La Guerre hors limites des militaires chinois Qiao Liang et Wang Xiangsui ; Strategic Supremacy de l’Américain Richard D’Aveni ; The Weaponization of everything du Britannique Mark Galeotti ; ou encore Chip War : The Fight for the World’s Most Critical Technology de Chris Miller, qui a reçu le prix 2022 du Financial Times. Une liste (loin d’être exhaustive) dont on remarquera que trois des quatre ouvrages n’ont pas été traduits alors qu’ils sont majeurs outre-Manche et outre-Atlantique. À moins que l’on préfère continuer à étudier Clausewitz, dont l’intérêt historique certain devient un tantinet anachronique dès lors que la guerre montre ses nouveaux visages (10).