D’où la nécessité d’intégrer le nouveau schéma systémique : compétition, contestation, affrontement. Systémique car les relations entre ces trois états sont essentielles, chaque élément nourrissant les autres. Et il n’y a évidemment pas d’ordre.
Commençons d’ailleurs par l’état le plus redouté : l’affrontement. « Être victorieux dans tous les combats n’est pas le fin du fin ; soumettre l’ennemi sans croiser le fer, voilà le fin du fin », disait déjà le stratège Sun Tzu au VIe siècle avant notre ère. En effet, l’affrontement est limité dans le temps car il apporte une réponse cinétique extrême à un litige grave. La division se fait suivant la dualité amis/ennemis. L’affrontement donne un vainqueur à la bataille. Mais à quel prix ? Est-il vraiment sûr d’avoir gagné la guerre ? Dans le champ économique, c’est encore plus évident en raison des interdépendances commerciales, des marchés financiers ou des chaînes logistiques. La guerre en Ukraine le démontre particulièrement dans le secteur de l’énergie ou de l’agroalimentaire. Dans l’autre sens, l’affrontement que se livrent actuellement la Chine et les États-Unis sur les semi-conducteurs pourrait aboutir à un conflit armé en mer de Chine. Face à ces tensions extrêmes, les états de compétition et de contestation, tout en mettant en œuvre des stratégies offensives comme la prédation ou la déstabilisation, tenteront néanmoins d’éviter l’escalade jusqu’à l’affrontement.
La contestation est le domaine des guerres hybrides, des actes indirects et souterrains. L’adversaire est un interlocuteur dont on ne cherche pas la destruction mais la dislocation à courte ou moyenne échéance. Il s’agit donc de créer des dépendances ou de les renforcer. Dès lors, on assiste à un fort accroissement des attaques pour, par et contre l’information. La stratégie de la Russie vis-à-vis de la France en Afrique via le groupe paramilitaire Wagner en est une illustration. Tout comme la multiplication des attaques cyber russes sur des hôpitaux français ou la récente campagne d’ingérence numérique révélée par l’agence Viginum. Ici les logiques de bureau ne peuvent suffire pour répondre avec agilité aux dynamiques de réseaux et c’est une nouvelle organisation public/privé qui reste à penser, notamment dans le domaine des guerres cognitives.
Troisième état, le plus soft dans l’échelle de la conflictualité : la compétition. À la fois indirecte et couverte, elle ne consiste ni à détruire la cible ni à provoquer sa dislocation, mais à la modéliser. Ses outils sont l’ingénierie sociale et cognitive. La cible n’est ni vaincue ni contrainte, mais des grilles de lecture ou des critères de légitimité étrangers lui sont insensiblement inoculés. Cette compétition n’est donc pas synonyme de simple concurrence mais entre bien dans le champ de la guerre économique systémique. Il ne s’agit plus de soumettre l’autre par la force mais de le rendre dépendant par la technologie et les normes. De ce point de vue, la politique d’influence des États-Unis peut être élevée au rang de modèle (11). Les Chinois l’ont d’ailleurs bien compris, ils n’ont pas laissé les GAFAM les encercler cognitivement, et ont développé leurs BATHX. L’Union européenne aura, de ce point de vue, fait preuve d’une naïveté confondante face à des manœuvres d’encerclement remarquables. L’une des dernières en date l’a conduite à voter l’interdiction des véhicules thermiques en 2035, ouvrant ainsi la voie au rouleau compresseur industriel chinois. Remarquable manœuvre d’encerclement sur fond de transition énergétique. Quant à la France, elle a longtemps fait preuve d’une naïveté coupable faute de grille de lecture stratégique appropriée. Or, comprendre les soubassements de cette compétition lui aurait, par exemple, permis de décrypter la stratégie de certains acteurs politiques et économiques allemands pour saboter le nucléaire français via, par exemple, le financement d’ONG ou d’associations.
L’intelligence économique est donc, avant toute chose, une culture des rapports de force, loin d’une vision angélique des relations économiques, où le renseignement ouvert (légal) et l’influence visent à être plus agile que le compétiteur. Une posture qui fait de la sécurité économique une opportunité autant qu’une contrainte : protéger ses actifs stratégiques nécessite de les recenser, de repérer ses maillons faibles et failles sécuritaires, impose de repenser son management, de prendre soin de sa réputation, invite à repositionner sa communication, notamment numérique. Opérationnelle, l’intelligence économique dispose d’une boîte à outils complète. Politique, elle est la clé de voûte de la stratégie d’une entreprise comme d’un État. C’est en ce sens qu’elle peut être considérée comme un art opératif dans la guerre économique systémique (12).
Notes
Nicolas Moinet intervient régulièrement à l’Institut libre d’étude des relations internationales (ILERI) ainsi qu’à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
(1) Commissariat Général au Plan, Intelligence économique et stratégie des entreprises, travaux du groupe présidé par Henri Martre, La Documentation française, février 1994 (https://rb.gy/xq4qw).
(2) Ali Laïdi, Histoire mondiale de la guerre économique, Perrin, 2016.
(3) À ce sujet, lire : Nicolas Moinet, « De l’espionnage industriel à l’intelligence économique : la stratégie agile et intégrée de la puissance chinoise », Les Grands Dossiers de Diplomatie n°73, « Géopolitique de la Chine », avril-mai 2023, pp. 88-92 (https://rb.gy/gvma7).
(4) Christian Harbulot, « La guerre économique systémique », Cahiers de la guerre économique, n°1, EGE, 2020, p. 29.
(5) Rapport d’information n°872 suite à la mission dirigée par Mme Marie-Noëlle Lienemann et M. Jean-Baptiste Lemoyne au nom de la Commission des affaires économiques du Sénat, « Anticiper, adapter, influencer : l’intelligence économique comme outil de reconquête de notre souveraineté », 12 juillet 2023 (https://www.senat.fr/notice-rapport/2022/r22-872-notice.html).
(6) Nicolas Moinet, Les Sentiers de la guerre économique. 2. « Soft Powers », VA éditions, 2021.
(7) Ali Laïdi, Histoire mondiale du protectionnisme, éditions Passés Composés, 2022.
(8) Nicolas Moinet et Olivier de Maison Rouge, « La souveraineté économique de la France : quels enjeux ? Quelles menaces ? », Diplomatie, n°105, septembre-octobre 2020, pp. 74-79 (https://rb.gy/cirlg).
(9) Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, Compte rendu n°68 de l’audition du général d’armée Thierry Burkhard le mercredi 23 juin 2021, p. 5 (https://rb.gy/y6nwa).
(10) Raphaël Chauvancy, Les Nouveaux Visages de la guerre, VA éditions, 2023.
(11) Lire à ce sujet : Nicolas Moinet, « L’influence américaine en France ou l’art de cacher dans la lumière », Diplomatie, n°116, août-septembre 2022, pp. 72-76 (https://rb.gy/d1ky4).
(12) Pour aller plus loin, lire Christian Harbulot, L’Art de la guerre économique, VA éditions, 2018.
Légende de la photo en première page : Le 12 juillet 2023, la Commission des affaires économiques du Sénat adoptait à l’unanimité 23 recommandations pour améliorer l’organisation de l’intelligence économique en France, suite à la publication du dernier rapport sur l’intelligence économique réalisé par Marie-Noëlle Lienemann et Jean-Baptiste Lemoyne. Selon ce dernier, « si l’État s’est désormais bien structuré en matière de sécurité économique, nous pouvons aller plus loin en développant un volet offensif. Il nous faut être plus présent dans les organismes de normalisation qui définissent les standards de marchés. » (© Shutterstock)