La question de la présence de l’État est ainsi un autre facteur essentiel, surtout celui de la nature de cette présence. Historiquement, les relations entre l’État central et les sociétés locales étaient déjà difficiles. La région du Bounkani en Côte d’Ivoire, qui a subi le nombre le plus important d’attaques lors de la période 2020-2021, symbolise ce type de relations. La réponse coercitive a été le premier réflexe des États. Progressivement, ceci s’est accompagné d’une volonté d’élargir la réponse à des mesures non militaires, notamment socioéconomiques. Les pays du golfe de Guinée ont, ces dernières années, réalisé des efforts conséquents pour s’organiser face à la menace, en renforçant leurs capacités matérielles et humaines.
Le cas d’un pays comme la Côte d’Ivoire, qui a pris de nombreuses initiatives à la fois en termes sécuritaires et socioéconomiques, peut rassurer, même si la qualité et la pertinence des investissements réalisés devront être mesurées. Le gouvernement a renforcé le maillage territorial, avec la création d’une zone opérationnelle Nord dans le cadre de l’opération « Frontières étanches », avec Korhogo comme base, secondée par des zones opérationnelles Nord-Est à Boundiali et Nord-Ouest à Kong. Des postes avancés ont été installés dans les zones les plus à risque d’intrusions.
La réponse coercitive pourrait être contre-productive si, comme au Sahel, elle détériore les relations entre les forces de défense et de sécurité et la population. Dans ces régions frontalières, la question du racket (5) est récurrente. Le Togo, depuis 2018, a développé une stratégie basée sur une logique fortement militarisée avec la réorganisation de sa présence sécuritaire, et des mesures civiles dans des zones négligées avec la mise en place d’un mécanisme, le Comité interministériel de prévention et de lutte contre l’extrémisme violent (CIPLEV).
Ce type de logique de rapprochement entre l’État et les sociétés locales ne doit pas se limiter à une logique instrumentale, focalisée sur le renseignement : « Les populations sont plus que de simples viviers d’informations » (6). De plus, si la dimension religieuse ne peut être occultée et doit être prise au sérieux, les risques d’une sécuritisation de l’islam et d’une instrumentalisation politique de la répression sont réels dans des contextes de pression autoritaire, comme au Togo et au Bénin (7).
Les raisons structurelles permettant de comprendre les fragilités de ces territoires doivent être prises en compte par la réponse nationale/internationale. Cette expansion des groupes n’a en effet rien de naturel et repose sur des déséquilibres très profonds comme au Burkina Faso (8). L’économie politique de l’orpaillage, essentielle par exemple au Burkina Faso pour comprendre les dynamiques insurrectionnelles, est aussi une question importante en Côte d’Ivoire.
La gestion du complexe transnational des aires protégées W-Arly-Pendjari (WAP) symbolise aussi le rôle de l’économie politique locale pour comprendre le développement des insurrections. Les logiques de protection de la biodiversité des États entrent en conflit avec les dynamiques socioéconomiques locales, que les groupes djihadistes exploitent de manière rusée mais aussi en utilisant la violence contre les sociétés locales (9). Dans le cas du parc du W (Bénin, Burkina Faso, Niger), un responsable burkinabé interviewé par l’International Crisis Group souligne que « le parc ressemble aujourd’hui à un plat garni entouré de populations affamées » (10). Une situation à l’avantage des groupes qui exploitent les tensions autour du braconnage et réalisent des rapprochements avec certains éleveurs transhumants, notamment peuls (11). L’organisation African Parks, responsable des deux parcs béninois du W et de la Pendjari, a pris en compte la question du recrutement local, mais les débats sur cette délégation par les États sont nombreux (12).
Dépasser la logique de la contre-insurrection
Pour sortir de cette spirale, dépasser la logique de la contre-insurrection qui a été appliquée pendant plus d’une décennie au Sahel est nécessaire. Les réponses doivent être structurelles, régionalisées, et permettre un équilibre entre la coercition et la négociation pour trouver une issue durable aux insurrections.
Les enjeux de la justice sociale et de la nécessité de s’ériger contre les injustices dont l’État serait responsable sont mobilisés par des acteurs religieux proches des insurrections djihadistes, dans le cadre de leurs prêches (13). La réponse à ces défis sociopolitiques doit guider les États locaux et la nature du soutien international pour résoudre durablement les conflits.
Les États côtiers doivent ainsi nécessairement améliorer la décentralisation, les politiques sociales, et renforcer les infrastructures (14), dans des régions marginalisées. La réponse de l’État doit être basée sur une analyse des problèmes locaux ; chaque pays a ainsi des réalités sociohistoriques propres à prendre en compte. La question du partage des ressources naturelles est centrale, avec la nécessaire recherche d’un équilibre entre protection de l’environnement et besoins des sociétés locales.