Un documentaire en trois volets, intitulé Djihad sur l’Europe, écrit par le chercheur Hugo Micheron et réalisé par Magali Serre, a été récemment diffusé sur Arte (1). Synthèse riche, comprenant des images d’archives et des témoignages d’acteurs de premier plan, le documentaire débute par l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979 et se termine par l’assassinat du professeur Samuel Paty.
Il retrace l’origine et les étapes de développement de l’implantation de l’idéologie djihadiste en Europe, ainsi que les difficultés qu’ont eues les démocraties libérales européennes à comprendre le phénomène auquel elles avaient affaire et à en prendre la mesure. Parmi ces difficultés, l’attitude des autorités britanniques face à la constitution dans les années 1990 de ce que l’on a appelé le « Londonistan » interpelle particulièrement, bien qu’elle soit connue et documentée depuis longtemps. Abordée lors du premier volet du film et en ouverture du deuxième, elle pose implicitement la question fondamentale et plus générale des raisons de l’incapacité à identifier l’ennemi.
Le « Londonistan » désigne la formation à Londres durant la guerre en ex-Yougoslavie d’un pôle, qui deviendra central en Europe, d’endoctrinement et de recrutement pour le djihad, d’abord en direction de la Bosnie. Il fournira l’un des plus gros contingents de djihadistes étrangers en Bosnie. Des prédicateurs islamistes venus du Pakistan, rejoints par d’autres activistes radicaux menacés dans leurs pays d’origine et ayant obtenu l’asile politique en Angleterre, diffusent progressivement l’idéologie islamiste auprès des populations musulmanes des banlieues populaires de Londres, prônent le djihad dans la capitale britannique, d’abord sur le mode temporaire et défensif des musulmans d’Afghanistan et de Bosnie puis, en suivant Oussama ben Laden, sur celui de l’internationalisation d’un « djihad global », visant en particulier les États-Unis et, plus largement, « l’Occident ». Ils font de Londres à la fin des années 1990, début 2000, un centre européen d’activités djihadistes, un lieu de diffusion d’une idéologie révolutionnaire et totalitaire, de levées de fonds, de structuration des réseaux, et de soutien du mouvement islamiste de manière plus large.
Le projet politique qui anime ces prédicateurs et activistes est d’abord le rétablissement du califat et l’imposition de la charia dans le monde arabe et les pays musulmans où combattent des djihadistes étrangers. Peu à peu, certains étendront cette ambition aux pays européens… Le moyen privilégié est le djihad. Leur influence n’a rien de négligeable : certaines organisations fédèrent des milliers de musulmans britanniques. Dans des discours extrêmement transparents et virulents lors de rassemblements publics, célébrant le combat, y compris violent, ils fustigent le mode de vie occidental, les principes démocratiques, tiennent des propos antisémites, misogynes, homophobes. Ils font campagne dans des universités et au sein de l’école publique, sans susciter d’émotion particulière au Royaume – Uni. Omar Bakri, imam islamiste d’origine syrienne, chef hyperactif de la branche de Hizb ut-Tahrir à Londres jusqu’à ce qu’il crée sa propre organisation, jugeant le mouvement islamiste trop modéré, et Abou Hamza, imam islamiste et idéologue djihadiste d’origine égyptienne ayant pris le contrôle de la tristement célèbre mosquée de Finsbury Park, sont deux figures majeures du « Londonistan ».
Tout cela ne préoccupe guère les autorités britanniques. L’ex – agent de la CIA interrogé dans le documentaire les décrit comme « très permissives » : « Tant qu’on n’était pas trop précis sur le type de violence qu’on comptait exercer, le gouvernement britannique laissait faire. » Il s’agissait de « bandes de rigolos qu’on pouvait gérer ». Alors que l’Algérie a basculé dans la « décennie noire » de la guerre civile en 1992 et que la France fait face en 1995 à une série d’attentats islamistes organisés par le GIA, alors qu’Abou Hamza et sa mosquée de Finsbury Park deviennent le siège européen du GIA algérien et lui fournissent assistance, les relations se tendent entre les services de sécurité français et britanniques. Peter Clarke, ancien agent de Scotland Yard, chef de l’antiterrorisme de 2002 à 2008, voix britannique officielle dans le documentaire, en parle de la manière suivante : « Le juge Bruguière a déclaré à plusieurs reprises qu’il s’inquiétait du manque de fermeté dans notre gestion d’individus qu’il décrivait comme des terroristes. Mais rien n’indiquait à ce moment-là qu’ils commettaient des actions terroristes au Royaume – Uni, ni qu’ils constituaient une menace pour la population britannique. »