Deux ans après le retour des talibans au pouvoir, aucun pays n’a encore formellement reconnu l’Émirat islamique d’Afghanistan (EIA). Des relations extérieures sont cependant maintenues, sans caractère diplomatique officiel, via un « bureau politique » que les talibans avaient ouvert à Doha en 2013. Mais après avoir longtemps arboré la fière qualification de « cimetière des empires » (1), le pays semble désormais s’enfoncer dans son propre « trou noir » qui ne renvoie plus aucun rai de lumière pour éclairer l’avenir : les femmes sont totalement exclues de la vie publique, la situation humanitaire est dramatique et l’économie en berne. Les espoirs d’ouverture ont fait long feu devant l’ultra-rigorisme de Haibatullah Akhundzada, chef des talibans depuis 2016 et de l’Émirat depuis 2021. L’EIA fait le dos rond en espérant s’imposer à l’usure…
En revanche, la tension est extrême avec le Pakistan voisin où 493 accrochages de frontière ont fait 1 405 morts d’août 2021 à novembre 2023, dans la seule province de Khyber Pakhtunkhwa (2). La plupart de ces actions létales ont été menées par le Tehrik-i-Taliban Pakistan (TTP), revenu sur le versant pakistanais de ses origines. Ainsi l’acronyme « AfPak », inventé en 2009 par l’administration de Barack Obama, prend tout son sens : le conflit afghan se déplace inexorablement autour de cette fameuse Ligne Durand (LD) imposée par les Britanniques en 1893, et devenue la fracture pachtoune entre « Af » et « Pak » (3), à l’origine de tous les casus belli depuis la création du Pakistan en 1947. C’est d’ailleurs sur cette fracture qu’est né le mouvement taleb en 1994 et la terreur qu’y exerce trente ans plus tard le TTP est l’aboutissement d’une histoire extrêmement complexe dont l’effet boomerang est une malédiction pour un Pakistan déjà fragilisé par une crise politique majeure, une économie et une situation financière catastrophiques.
Enfin, le vieux conflit afghan s’inscrit dans une géopolitique évolutive. Au milieu des nouveaux tumultes du monde, l’adhésion de l’Iran à l’Organisation de la coopération de Shanghaï (OCS) est passée presque inaperçue en juillet dernier. Cet immense ensemble compte désormais 43 % de la population mondiale sur un continuum territorial d’un seul tenant : Russie, républiques d›Asie centrale (hormis le Turkménistan), Chine, Pakistan, Inde, Iran. Ainsi, la nouvelle carte géopolitique montre que l’Afghanistan se trouve désormais enclavé dans un nouvel ensemble, comme si le « Grand Jeu », cher aux Britanniques pour expliquer le partage des empires, un concept qui a fonctionné du XIXe siècle jusqu’au départ dramatique de l’armée américaine en 2021, appartenait à une autre époque ou que son centre de gravité se fut déplacé. Désormais, la suite du conflit afghan dépendra moins de Washington, de Londres ou de Bruxelles que de Pékin et des pays de l’OCS concernés par les grands projets de développement de Xi Jinping. En attendant, l’EIA reste pourtant campé sur ses positions obscurantistes, mais croise déjà le fer avec son voisin immédiat, le Pakistan.
La politique du dos rond : l’émir afghan Akhundzada ne cède sur rien
« Les droits sociaux, économiques, politiques et éducatifs seront garantis aux femmes, en ligne avec les principes de l’islam », tel était l’engagement de Shir Mohammad Abbas Stanikzai, signataire de la déclaration commune de la conférence de paix de Moscou en février 2019 (4). Chef du bureau politique des talibans, et négociateur aux côtés d’Abdul Mollah Baradar de l’accord de Doha du 29 février 2020, Stanikzai est aujourd’hui vice-ministre des Affaires étrangères. Mais seul le chef suprême de l’Émirat et commandeur des croyants, Haibatullah Akhundzada, a autorité pour interpréter cette précision, apparemment anodine dans le texte de la déclaration, « en ligne avec les principes de l’islam ». Et c’est ainsi que l’espace des femmes est désormais réduit à zéro : les écoles de filles ont été fermées en 2022 ; en 2023, c’est l’université et l’exercice d’une profession dans les ONG nationales et internationales qui leur sont interdits. En réponse à la désapprobation d’autres pays musulmans, dont le Qatar, le Premier ministre Mohammad Hassan Akhund répond que « personne ne peut amender les lois divines ».
Stanikzai avait pris un autre engagement lors de cette même conférence : « Nous ne voulons pas le monopole du pouvoir, […] une telle domination n›apporterait pas la paix » (5). Or, le gouvernement du 7 septembre 2021, dit provisoire mais qui dure depuis deux ans sans remaniement majeur, ne compte évidemment aucune femme et il est ethniquement monochrome : sur 33 ministres, 29 sont Pachtounes ! Et si les talibans, tous pachtounes dans les années 1990, avaient en 2020 ouvert leurs rangs à d’autres ethnies pour faciliter leur conquête du Nord peuplé d’Ouzbeks, de Tadjiks et de Hazaras, ils se sont ensuite empressés de s’en débarrasser. Le jeune Mawlawi Mehdi Mujahid, Hazara shiite, avait été nommé chef taleb de la province de Sar-e Pul, en avril 2020, puis gouverneur après la victoire de 2021. Déposé en avril 2022, il a été tué en août suivant. Une cinquantaine de talibans tadjiks révoqués, selon le quotidien Hasht-e Subh, dont au moins deux commandants de haut rang : Mawlawi Aziz, gouverneur de la province de Takhar, et Mawlawi Qudratullah Hamza, qui avait pourtant dirigé la prise de Mazar-i-Sharif, la grande ville du Nord, le 14 août 2021.