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Russie : une flotte de combat en peau de chagrin

La mise au point délicate des Gorshkov détermine Moscou à commander six frégates Projet 11356M Krivak IV/Grigorovitch (4 035 t.), un modèle éprouvé dont neuf exemplaires ont déjà été livrés à la marine indienne. Seules trois rallient la flotte de la mer Noire en 2016, la crise ukrainienne privant le programme des turbines à gaz. Les trois autres unités en chantier sont alors achevées pour New Delhi. Les missiles Kalibr constituent l’armement principal, employés d’abord en Syrie puis contre le territoire ukrainien. La nécessité de produire des turbines à gaz en Russie explique aussi le retard du programme Gorshkov.

En 2009, la Russie annonce l’étude d’un « destroyer » polyvalent, le Projet 23560 Lider. En 2015, TASS rapporte le choix de la version nucléaire à construire au chantier du Nord, dont la cale est allongée. L’institut Krilov annonce un déplacement de 17 500 t.p. c., une vitesse de 32 nœuds, 200 m de long pour 20 m de large et les mêmes armements que ceux destinés à l’Admiral Nakhimov modernisé. Sa construction n’est pas inscrite dans le plan d’armements pour l’État 2018-2025 et la guerre en Ukraine devrait sonner le glas de ce projet coûteux. À la place, la Russie produirait 12 versions agrandies des Gorshkov, les 22350 M (7 000 t.p.c.).

Corvettes surpuissantes

Déplaçant 2 200 t.p.c., les Projet 20380 Steregushchyy et la variante 20385 remplacent aussi bien les frégates Krivak I/II que les petits bâtiments anti – sous – marins Projet 1124 Grisha pour la défense des approches, mettant pour la première fois en œuvre un hélicoptère sur une corvette russe. En 2011, l’amiral Visoskiy, commandant alors la marine, expliquait que cette série de quelques dizaines de bâtiments « serait jusqu’en 2030 l’élément fondateur de toutes les flottes dans les approches… [se distinguant] des petits bâtiments anti – sous – marins qu’ils remplacent par leur polyvalence, leur compacité et le haut degré d’automatisation  ». L’armement est comparable à celui des frégates (missiles antinavires SS-N-25 et antiaériens Polyment/Redut), mais l’autonomie est deux fois moindre (4 000 nautiques). Douze corvettes Projet 20380 seront à terme en service et deux en construction, la moitié produite à Severnaya (Saint-Pétersbourg) et l’autre au chantier Amur de Komsomolsk, en Extrême – Orient. Pour l’heure, quatre sont affectées à la flotte de la Baltique, une à la flotte de la mer Noire et quatre autres à la flotte du Pacifique.

Variante emportant les missiles de nouvelle génération Oniks, Kalibr et bientôt Zircon lancés par le lanceur vertical UKSK, une corvette Projet 20385 est en service et cinq en construction, les deux premières à Severnaya et les autres à Komsomolsk, toutes destinées à la flotte du Pacifique. Dix successeurs d’un Projet 20386 devaient être construites, mais la série paraît se limiter à un démonstrateur technologique. Outre les 20380, la Russie conçoit deux autres classes de corvettes dotées de huit missiles Oniks, Kalibr et bientôt Zircon. Livrés entre 2014 et 2023 par Zelenodolsk, les 12 Projet 21631 Buyan‑M (950 t.p.c.) constituent une évolution des canonnières mer-rivière Buyan avec des dimensions proches des avisos A69 et une même artillerie de 100 mm. Parallèlement, 20 Projet 22800 Karakurt (800 t.p.c.) sont en service, aux essais ou en construction. Elles sont produites dans six chantiers (Pella, Shlesenburg ; Zaliv, Kerch ; More, Feodosiya ; Zelenodolsk ; Amur, Komsomolsk ; Stocknaya, Vladivostok) et déploient les mêmes lanceurs UKSK pour missiles antinavires (avec à terme les Zircon), en Baltique, en mer Noire et dans le Pacifique. 

En 2023, la Russie dispose donc de 38 corvettes modernes, dont 27 armées de missiles Oniks, Kalibr et bientôt Zircon et 11 armées de missiles antiaériens Polyment/Redut. Le quart de ces corvettes est aujourd’hui engagé contre l’Ukraine, depuis la mer Noire et la Caspienne, un autre quart étant déployé en Méditerranée et en Baltique face à l’OTAN.

En marge de ces corvettes, la Russie réalise à Zelenodolsk, quatre patrouilleurs hauturiers (1 600 t.p.c.) Projet 22160 moins armés, mais disposant d’une plus grande autonomie (6 000 nautiques, 60 jours, 30 nœuds). Leur construction modulaire permet l’adjonction de missiles Kalibr en conteneurs ou de missiles antiaériens sur la plateforme hélicoptère. Admis au service en flotte de mer Noire entre 2018 et 2022, ces OPV sont engagés dans les opérations contre les drones aquatiques ukrainiens. Deux autres devraient les renforcer.

Remplacement compromis des capacités amphibies

En mai 2020, deux porte-hélicoptères (navires de débarquement universels) Projet 23900 d’une valeur de 1,6 milliard d’euros sont commandés au chantier Zaliv SY de Kertch en Crimée. Mis sur cale en juillet de la même année, les Ivan Rogov et Mitrofan Moskalenko devraient remplacer les deux porte-hélicoptères de type Mistral, Vladivostok et Sébastopol construits à Saint – Nazaire en 2013-2014 et vendus à l’Égypte après les sanctions prises contre Moscou au lendemain de l’annexion de la Crimée. Les Projet 23900 devraient embarquer 16 hélicoptères, quatre drones et quatre chalands du type Dyugon ou Serna. Livrables en 2028-2029, les deux bâtiments pourraient voir leur construction suspendue par la guerre en Ukraine, le chantier étant désormais exposé aux missiles à longue portée livrés à Kiev par Paris, Londres et Washington.

Les Ivan Gren et Petr Morgunov, deux grands navires de débarquement du Projet 11711 Ivan Gren (6 600 t.p.c., 13 chars de combat ou 36 véhicules blindés ou 30 camions ou 300 soldats) conçus par Nevskoye sont livrés en juin 2018 et décembre 2020 à la flotte du Nord par le chantier Yantar de Kaliningrad. Mises sur cale en avril 2019, deux unités modifiées, les Vladimir Andreev et Vasily Trushin (8 000 t.p.c., 40 véhicules blindés, 400 soldats, cinq hélicoptères) seraient livrées à la flotte du Pacifique vers 2025. Un troisième pourrait être commandé. Ce programme n’est pas suffisant pour remplacer les 13 bâtiments de débarquement de chars de type Ropucha (deux perdus en 2022 et 2023) et les trois bâtiments de débarquement de chars de type Alligator (un perdu en 2022).

Une puissance illusoire

Troisième flotte mondiale en trompe-l’œil, la marine russe paraît impuissante sur le plan conventionnel face à l’Alliance atlantique. L’efficacité de son action dépendrait de la performance de son aviation navale et de sa constellation de reconnaissance maritime, renouvelée en 2019. Elle tente pourtant de masquer ses faiblesses en déployant quelques sous – marins d’attaque performants et en s’appuyant sur ses nouveaux armements, missiles de croisière et missiles hypersoniques, principalement mis en œuvre par de petites unités. Ayant choisi la guerre pour préserver son espace stratégique, la Russie se repose sur ses SNLE pour dissuader l’OTAN, renforcés par quelques armes exotiques dont l’impact serait stratégique (torpilles/drones nucléaires contre bases et littoraux adverses, sous – marins spéciaux contre réseaux d’hydrophones et communications sous – marines). 

Notes

(1) https://​www​.marshallcenter​.org/​e​n​/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​s​/​s​e​c​u​r​i​t​y​-​i​n​s​i​g​h​t​s​/​r​u​s​s​i​a​n​-​s​t​r​a​t​e​g​i​c​-​c​u​l​t​u​r​e​-​b​a​l​t​i​c​-​c​r​i​s​i​s-0.

(2) https://​fr​.countryeconomy​.com/​p​a​y​s​/​c​o​m​p​a​r​e​r​/​e​u​r​o​-​z​o​n​e​/​r​u​s​sie

Légende de la photo en première page : Un SNLE de type Delta IV à la mer. Moscou considère toujours que les sous-marins sont la pointe de sa lance navale. (© Aleksandr Merkushev/Shutterstock)

Article paru dans la revue DSI n°168, « Déluge d’AL-AQSA : surprise stratégique pour Israël », Novembre-Décembre 2023.
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