Les attaques palestiniennes contre les colons et les soldats israéliens se succèdent en Cisjordanie. Des jeunes, qui n’ont connu ni la première (1987-1993) ni la seconde (2000-2005) Intifada, entrent en clandestinité : ils défient l’armée israélienne (Tsahal) qui multiplie les incursions à Jénine et à Naplouse, ainsi que les services de sécurité de l’Autorité nationale palestinienne (ANP). Les racines du soulèvement actuel remontent à 2015 ; et la dynamique insurrectionnelle ne se limite pas aux frontières de la Cisjordanie. Cette Intifada rampante s’étend dans un contexte de crise de la société israélienne, mais bute sur les divisions du mouvement palestinien.
De 2005 à 2015, la Cisjordanie est comme glacée : la seconde Intifada s’est éteinte avec la disparition de Yasser Arafat (1929-2004) et l’élection de Mahmoud Abbas à la présidence de l’ANP en janvier 2005. Pendant dix ans, les Israéliens sont focalisés sur la bande de Gaza, tenue par le Hamas depuis 2007. En Cisjordanie, la coopération sécuritaire entre les Israéliens et l’ANP fonctionne : les principaux groupes armés palestiniens sont démantelés. En septembre 2015, la donne change : les Israéliens décident de réprimer les « sentinelles » (mourabitounes), ces Palestiniens surveillant l’esplanade des Mosquées à Jérusalem pour empêcher l’entrée de colons. La ville s’enflamme, la Cisjordanie également : à partir du mois d’octobre commence une courte « Intifada des couteaux ». C’est d’abord un phénomène générationnel, qui échappe aux partis politiques : des jeunes attaquent à l’arme blanche des soldats et des civils israéliens. En un mois, dix Israéliens sont tués, tandis qu’une cinquantaine de Palestiniens tombent sous les balles israéliennes.
Les Palestiniens à l’unisson
En juillet 2017, les Israéliens installent des portiques de sécurité à l’entrée des Lieux saints musulmans de la vieille ville de Jérusalem. De nouveau, des manifestations de masse secouent les Territoires occupés et culminent, en décembre, lorsque le président américain Donald Trump (2017-2021) reconnaît Jérusalem comme capitale d’Israël. À Gaza, des manifestations pour le droit au retour des réfugiés sont violemment réprimées par Tsahal en avril 2018. Une insurrection larvée s’installe dans le temps : parfois violente, sans leadership partisan et décentralisée, elle connecte malgré tout des jeunes de Jérusalem-Est, de Cisjordanie, de la bande de Gaza, mais aussi – fait inédit – des Palestiniens dits de 1948 détenteurs de la citoyenneté israélienne.
L’effet générationnel est patent : une partie de la jeunesse palestinienne s’est définitivement détournée du récit des accords d’Oslo de 1993 et d’un processus de paix échoué. La figure charismatique de Yasser Arafat pouvait encore imposer le respect à la jeunesse de la seconde Intifada des années 2000 ; la direction vieillissante d’une ANP isolée par les États-Unis de Donald Trump est, quant à elle, enferrée dans les rênes de la coopération sécuritaire avec Israël. Critique de l’ANP, Bassel al-Araj est un jeune intellectuel cisjordanien né en 1984 dont les écrits sur les mobilisations nationalistes palestiniennes passées – notamment armées – circulent sur les réseaux sociaux. Il est assassiné par les troupes israéliennes le 5 mars 2017 : son portrait orne alors les camps de réfugiés de Cisjordanie, de Gaza, mais aussi du Liban.
La centralité symbolique, politique et religieuse de Jérusalem est une autre caractéristique de cette atmosphère insurrectionnelle, qui franchit un nouveau seuil au printemps 2021 : le 10 mai, Abou Obeida, porte-parole des Brigades Ezzedine al-Qassam, branche armée du Hamas, annonce qu’une salve de roquettes sera lancée de la bande de Gaza sur Israël si les forces israéliennes et les colons ne se retirent pas de l’esplanade des Mosquées et du quartier de Cheikh Jarrah, à Jérusalem-Est. L’opération « Épée de Jérusalem » est soutenue par 11 autres factions palestiniennes, regroupées dans une « chambre d’opération commune » autour de la direction militaire du Hamas. C’est le début d’une insurrection généralisée qui ne se limite pas à un conflit autour de Gaza : les Palestiniens de 1948 manifestent non plus seulement pacifiquement, mais sous le registre de l’émeute. En Cisjordanie, le 17 mai 2021, pour la première fois depuis seize ans, des activistes des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, branche armée du Fatah, défilent dans les rues de Ramallah. Réfugiés palestiniens du Liban et de Jordanie assaillent les frontières avec Israël et la Cisjordanie. En un court moment insurrectionnel, les différentes composantes nationales palestiniennes sont à l’unisson.
Unité nationale par le bas
Si la guerre de mai 2021 a enflammé l’ensemble de la rue palestinienne, l’idée d’une insurrection armée en Cisjordanie n’est pas, à l’époque, encore évidente. Certes, quelques attaques contre des colons ou des barrages militaires de Tsahal inquiètent Tel-Aviv. Mais la Cisjordanie morcelée par la colonisation est quadrillée non seulement par les forces d’occupation israéliennes, mais aussi par les services de sécurité de l’ANP, hostiles à une nouvelle Intifada. Mahmoud Abbas privilégie une « résistance populaire pacifique », surtout contrôlée par le Fatah, et compte sur l’administration Joe Biden (depuis 2021) pour relancer des négociations avec Israël. Il s’agit également pour la direction de Ramallah de ne laisser aucune marge de manœuvre politique ou militaire à ses opposants – Hamas, Djihad islamique, Front populaire de libération de la Palestine (FPLP). Mais la situation échappe aux services de sécurité palestiniens et même aux Israéliens. En juin 2021, Tsahal abat Jamil al-Amouri, un jeune activiste du Djihad islamique. Âgé de 25 ans, il est suspecté d’avoir organisé des attaques contre l’armée israélienne et les colons, et d’avoir structuré un groupe dans le camp de réfugiés de Jénine, dont il est originaire. Il faut cependant attendre le mois de septembre pour qu’une Brigade de Jénine émette son premier communiqué officiel, en soutien à six prisonniers palestiniens échappés du centre de détention de Gilboa, dans le nord d’Israël.
La Brigade de Jénine a ses jeunes partisans dans un camp de réfugiés, qui fut déjà le lieu d’une féroce bataille avec les Israéliens lors de la seconde Intifada, du 3 au 11 avril 2002. La Tanière des lions de Naplouse tire, quant à elle, sa force d’une implantation locale dans la partie ancienne de cette ville. Ce groupe publie son premier communiqué en septembre 2022. Il est cependant déjà actif à Naplouse : de février à août 2022, l’armée israélienne a assassiné plusieurs jeunes dirigeants des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa. Parmi eux, Ibrahim al-Nabulsi, un homme de 18 ans. Ses funérailles, en août 2022, sont suivies par plusieurs dizaines de milliers de personnes. Depuis, la Brigade de Jénine et la Tanière des lions de Naplouse n’ont cessé de multiplier les actions contre les colons et l’armée israélienne, entraînant de nouvelles incursions de Tsahal. Surtout, le modèle de petites organisations fondées d’abord et avant tout sur une implantation locale, formées sur des réseaux d’interconnaissances de jeunes clandestins bénéficiant de la protection de la population et de leurs familles, a eu un effet domino en Cisjordanie : des groupes armés se sont créés à Tulkarem, à Tubas, dans les camps de réfugiés de Jalazon et d’Aqabat al-Jaber…